Presse - L’ART DE LA GUERRE

Ils ont hérité d'un nom mythique et d'une fortune colossale. Aujourd'hui, les descendants d'Aimé Maeght, le célèbre marchand de tableaux ami de Bonnard, Matisse et Chagall, se déchirent.

DOMINIQUE PERRIN démêle les fils de cette bataille pour la mémoire, le pouvoir et l'argent.

La famille Maeght

l'art de la guerre

La soirée s’annonçait douce. Après les tracas de la journée, Yoyo Maeght était heureuse de rentrer chez elle, dans sa maison de Saint-Paul-de Vence, célèbre village de l’arrière-pays niçois. Quelques heures plus tôt, elle était passée à la Fondation Maeght, créée par son grand-père adoré Aimé, pour faire vivre l'art moderne. Soudain, alors qu'elle est au téléphone, cinq gendarmes l'arrêtent devant l'entrée de sa villa. Ils lui expliquent qu'un vol vient d'être commis à la fondation. Pas un Giacometti ni un Miro, mais un ordinateur portable d'une valeur presque aussi inestimable puisque son disque dur renferme des informations confidentielles sur une part de l'héritage familial (quelque 100 millions d'euros) ainsi que les références de milliers d'ouvres. Ils veulent perquisitionner son domicile. «Je leur ai dit : « Mais enfin, comment aurais-je pu emporter un ordinateur dans mon petit sac Chanel ? » me raconte-t-elle aujourd'hui, la voix meurtrie par la colère.

Ce 28 septembre 2010, les agents ont donc fouillé la maison, les voitures, le jardin, sans succès. Puis, ils ont conduit Yoyo Maeght a la gendarmerie de Vence. « J'avais l’impression d'être dans un film, poursuit-elle. Un enquêteur m'a même demande d'ouvrir la bouche pour y glisser un long bâtonnet blanc et prélevé mon ADN ». L’ordinateur appartenait à sa sœur aînée. C’est elle, Isabelle, qui a porté plainte. « C'était trop ! J'ai cru que ma tête allait exploser », dit Yoyo. L'auteur du vol n'a pas été identifié. Mais ce funeste épisode a fait voler en éclats les dernières politesses qui restaient entre les entières de la dynastie Maeght. Désormais, c’est la guerre. Yoyo et Isabelle ne communiquent plus que par lettres d'avocats.

Maeght, ton univers impitoyable. Longtemps, ce nom d’origine flamande (prononcez « Mag ») a inspiré crainte et admiration chez les artistes et les galeristes. II éveillait le souvenir du grand Aime Maeght, l’un des plus célèbres marchands d'art du XXe siècle, ami de Braque, Matisse, Chagall ou Giacometti. Aujourd'hui, le patronyme évoque plutôt les peintures de David sur la Rome antique, ou chacun effile sa dague derrière les colonnades en marbre. D'un côté Isabelle, Jules (le benjamin) et leur père Adrien constituent le triumvirat à la tête des affaires familiales. De l'autre, Yoyo et sa sœur Florence se posent en dissidentes. Le monde de l’art est prié d’assister stupéfait et impuissant, à ce triste conflit familial. Au mois de millet 2014, quatre ans après sa convocation à la gendarmerie, Yoyo a ainsi pris la plume pour dire sa vente. Dans un livre intitule La Saga Maeght (Edition Robert Laffont), elle a consacré une cinquantaine de pages aux bassesses et mesquineries qui, selon elle, déchirent le clan depuis vingt ans. Elle y dresse un portrait peu flatteur de son père, un homme devenu galeriste « sans passion», «pas un acharne du boulot », seulement guide par son « plaisir immédiat». Isabelle elle est présentée comme une femme « autoritaire » rongée par la «jalousie » et la « cupidité ». Les intéresses n'ont évidemment pas apprécie « J’ai fait analyser ce livre par une avocate, m'a confié Adrien. J’aurais pu l’attaque en justice car sept pages au moins sont attentatoires à ma vie privée et à mon honneur – et quatre dans le cas d’Isabelle ». Ni elle ni lui n’ont cependant dépose plainte : «Nous  avons pensé que ce serait lui faire de la publicité ».

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UN PSY POUR TOUT LE MONDE

Isabelle reçoit à la galerie Maeght rue du Bac au cœur de Saint Germain des Pres. C’est elle qui dirige désormais la maison. Elle est accompagnée d’un imposant labrador, Daphné. Dans l'escalier, elle m’indique un tableau du peintre italien Marco Del Re, son compagnon. Le bureau est une petite pièce remplie de tableaux de sculptures et de livres d’art. Ses longs cheveux blonds sont retenus par des lunettes de soleil. Elle porte un bel ensemble havane Saint Laurent. « Du Saint Laurent il y a vingt-cinq ans », dit-elle de sa voix de fumeuse. Longtemps, elle a travaillé ici au côté de Yoyo, dont elle appréciait le sens des mondanités. Aujourd’hui, elle s’efforce de retenir ses mots « Je ne sais pas d’où elle sort cette histoire de jalousie. C'est archifaux. J'étais tellement fière d’elle.» Tous ces conflits I ’attristent dit-elle « Vous savez ce n’est pas fa elle de vivre avec une famille explosée. » Elle confie avoir perdu 14 kg au début de cette histoire (« 14 kg ? est étonnée Yoyo devant moi. C’est le poids que j'ai pris à cause d’elle. ») Isabelle refuse d’analyser les raisons de leur hostilité. Blessures d’enfance mal cicatrisées ? Vertiges de l’héritage ? « Non, l’argent n’est pas la raison du conflit », me répond le benjamin Jules, lunettes noires et catogan. Dans un élan de lucidité il ajoute « Enfin ! Regardez-nous. II faudrait un psy pour tout le monde »

Aimé Maeght rêvait d'être un artiste. II grandit à Hazebrouck près de Lille, aîné d’une fratrie de quatre enfants, dans un confort bourgeois jusqu'à ce que son père meure au début de la Première Guerre mondiale. Aime à 8 ans, la famille est prise en charge par la Croix-Rouge qui lui trouve un nouveau logement dans le Grand Saint-Hippolyte-du-Fort. L’enfant du Nord ne deviendra ni peintre ni musicien, mais lithograveur dans une imprimerie à Cannes. Séducteur et ambitieux, le jeune homme a de l’allure, un port altier, le regard perçant. II tombe amoureux de Marguerite, une fille au caractère bien trempé qu’on appelle « Guiguite ». Mariage en 1928, Adrien naît deux ans plus tard.

En 1932 le couple ouvre un magasin de TSF a quelques enjambées de la Croisette. Aimé transforme l’arrière-boutique en atelier de graphisme. Au milieu de la vitrine, Marguerite accroche parfois des créations signées par les artistes du coin. La boutique se transforme peu à peu et devient la galerie Arte. Au début de la Seconde Guerre mondiale elle attire une clientèle de Parisiens et d’étrangers réfugies en zone libre. En 1942, Marguerite et Aimé ont un autre fils Bernard. Cette année-là, ils font la connaissance de Pierre Bonnard, qui habile sur les hauteurs de Cannes. Le peintre semble éteint par le chagrin : Marthe, sa femme depuis près de cinquante ans, son modèle, celle qui inspire nombre de ses toiles, avec ses longues jambes et ses petits seins ronds, vient de mourir. Les circonstances de la rencontre avec les Maeght restent floues, selon les biographes Annie et Michel Gall (Maeght le magnifique, éditions Christian de Bartillat, 1999). L’artiste se rend-il a la galerie ? Marguerite va-t-elle sonner à sa porte ? Toujours est-il que Bonnard devient « l’ami, le guide des Maeght, et Aimé, son marchand et son interlocuteur favori », écrivent les deux auteurs. En 1943, alors que la guerre rend la vie plus difficile sur la côte, Aimé, Marguerite et leurs fils se réfugient dans l’arrière-pays, à Vence. Dans ce ravissant village, ils font la connaissance d'un ami de Bonnard : Henri Matisse.

La paix revient et Aimé rêve de conquérir Paris. Il installe nie de Téhéran, dans le très chic VIIIe arrondissement, où il ouvre la galène Maeght, avec une exposition de Matisse. Marguerite veille sur les comptes. Les premiers temps sont précaires.  Mais des 1947, le succès s’annonce, grâce à deux évènements : l'exposition Braque, puis la deuxième exposition internationale du surréalisme, réalisée par André Breton, qui attire en quelques mois près de 150 000 visiteurs. La couverture du catalogue, signée par le peintre Marcel Duchamp, représente un sein en plastique sur fond de velours noir avec la mention : « Prière de toucher ». En 1948, c'est Joan Miro qui est célèbre à la galerie Maeght. « Le vernissage le plus snob que la rue de Téhéran ait connu », notent Annie et Michel Gall. Dans la foule de visiteurs se croisent des artistes (Georges Braque, Pablo Picasso, Marc Chagall), des écrivains (François Mauriac, Paul Eluard, Albert Camus, Jean-Paul Sartre) et des couturiers (Christian Dior, Emile-Maurice Hermès). Tout Paris brille devant le jeune Aimé.

la famille marght

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UNE VIE «A LA MAZARINE»

Son fils Adrien a gardé précieusement en mémoire ces moments d'effervescence. L'homme de 84 ans, cheveux blancs petits yeux vifs, est tout en réserve, loin de la flamboyance du père. II m'accueille chez lui à Saint-Paul-de-Vence, non loin de la villa de Yoyo, avec qui il est fâché depuis des années. Dans le salon, de grands canapés blancs, un Braque géant, une peinture de Giacometti, un mobile de Calder. A ses pieds veillent ses chiens, Fifi et Hula, quand le ciel tonne. Les lampes s'éteignent, des trombes d'eau s’abattent sur le jardin. Adrien saisit une vieille lampe de poche et remet les plombs : « Ce n'est rien, sourit-il, juste une perturbation de plus… »

QUAND ADRIEN APPREND L'EXISTENCE DE SYLVIE, SA DEMI-SŒUR CACHÉE, LA FAMILLE EXPLOSE.

Il a grandi entre « un père aux idées folles » et une mère « intelligente, douée d'un humour féroce ». A Vence, quand il apportait à Matisse le pot de lait du matin, son cœur battait la chamade a la vue de Lydia Delectorskaya, la muse de l’artiste. « Une femme d'une beauté… Elle avait un léger accent russe. J'étais fou d’elle. Elle m'appelait Dédé.» A16 ans, Adrien rejoint son père a la galerie. Au début des années 1950, son petit frère Bernard tombe malade. Leucémie. «Durant des mois, je l'amenais a l’institut Curie, se souvient Adrien. II faisait des rayons, puis on rentrait à la maison et j'allais travailler l'après-midi. » Un jour de novembre 1953, la vie s'éteint : « Mes parents étaient dans le salon, Bernard est mort dans mes bras. »

Le drame a changé l'existence des Maeght. Place à la tristesse, aux non-dits. Au siège de la galerie, Adrien a jeté son dévolu sur Paule, la secrétaire, qui donne naissance, en mai 1955, à Isabelle. II ignore alors que, deux mois plus tôt, son père aussi a eu une petite fille avec une femme qu’il aime en secret depuis des année.

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Quand Adrien découvre l'existence de cette demi-sœur, la famille explose. «J'ai prévenu mon père : « Dis-le a maman, sinon je le ferai moi. » Aimé lui a tout raconte. Et l'histoire a pourri nos relations. » Quelques mois plus tard, Adrien claque la porte de la galerie. II n'y remettra plus les pieds. (II ouvrira sa propre galerie, rue du Bac, en 1956.)

Marguerite est effondrée, Aimé veut tout arrêter. Georges Braque leur suggère de se lancer dans un projet grandiose, en souvenir de Bernard. Le couple se jette corps et âme dans la création de la fondation de Saint-Paul-de-Vence. « Nous réaliserons une œuvre unique au monde qui restera dans le temps el dans les esprits », écrit Aimé a son ami Joan Miro. II fait appel à l'architecte catalan Josep Lluis Sert. Du deuil de leur enfant, de leurs amours chaotiques, naît un chef-d’œuvre, avec ce toit en forme de vague, ce jardin peuplé d'œuvres de Miro ou de Calder, cette terrasse ou dansent les sculptures de Giacometti et ces bassins où semblent ondoyer les poissons de Braque. Le lieu est inauguré en 1964 par le ministre de la culture André Malraux. On y programme chaque été une grande exposition, sous la houlette du directeur Jean-Louis Prat, le fils spirituel d'Aimé. On imagine aussi des nuits musicales d'avant-garde, on invite les musiciens Sun Ra ou Pierre Boulez, les danseurs Merce Cunningham ou John Cage… « Je suis tombé amoureux de l'art dans cet endroit à l'époque où j'étudiais l'économie », m'a confié Kamel Mennour, l'un des plus célèbres galeristes parisiens.

L'enfant secret d'Aimé a aujourd'hui 60 ans. Elle s'appelle Sylvie Baltazart-Eon. C'est une femme douce et raffinée qui me reçoit dans sa maison parisienne. Elle n'a jamais raconté les détails de son histoire, ni à sa belle-famille ni à des journalistes. Son intérieur est décoré d'une partie de son héritage : œuvres de Miro, Rebeyrolle… II y a même une mosaïque de Braque - un oiseau - dans le jardin. Sylvie ressemble à sa tante Isabelle, en plus sereine. Elle fume presque autant. Sans aigreur, elle raconte une vie « à la Mazarine Pingeot ». « Maman a commencé à travailler à 15 ans, au début de la guerre, dans la boutique de mon père, à Cannes. Je ne sais pas quand a débuté leur relation, mais ils s'écrivaient, presque tous les jours, des lettres passionnées. » Elle en a conservé une valise pleine. « Quand maman est tombée enceinte, Aimé lui a demandé de garder le bebe. Son fils venait de mourir, sa femme était âgée, peut-être ne pouvait-elle pas avoir d'autres enfants, je ne sais pas… » Sylvie se souvient d'un père attentif et anxieux : « Dès que je saignais du nez, il m'emmenait faire des d'analyses de sang pour être sûr que je n'avais pas de leucémie. » La fille d'Aimé Maeght rallume une cigarette. Devant moi, elle reconstitue l'échange entre l'amante et l'épouse légitime, lorsque celle-ci apprit sa naissance.

« Tu as eu un enfant ? » a demandé Marguerite.

- Oui, a répondu ma mère.

- Il est de mon mari ?

- Oui. C’est une petite.

- Je veux la voir. »

Sylvie esquisse un sourire : « Quand Marguerite m'a vue, avec mon teint clair, de type flamand, elle a dit que j'étais bien une Maeght. Elle a même proposé de m'adopter. Maman a refusé. Mais plus tard, j'ai pris l'habitude de voir parfois Marguerite, sans que mon père ne soit au courant. Elle a toujours été bienveillante avec moi. » Sylvie a été reconnue par Aimé en 1973, avec la bénédiction de Marguerite.

TESTAMENT SURPRISE

L’épouse modèle meurt en 1977 d'une embolie pulmonaire. Commence alors la maudite mécanique des successions qui, depuis, ne cesseront de pilonner la famille. Aimé découvre en lisant le testament que sa femme, « Guiguite », entend léguer toute sa part d'héritage a son fils chéri, Adrien. Fâcheries, lettres d'avocats. Un administrateur judiciaire est nommé, père et fils finissent par signer, en 1980, un acte de partage. Mais le marchand d'art meurt l'année suivante. Cette fois, la succession se révèle encore plus complexe. Pendant plus d'un an, Isabelle et sa tante Sylvie se lancent dans l'inventaire des œuvres. Elles en dénombrent plus de 3 000. Selon la loi de l'époque, Adrien hérite des trois quarts du patrimoine, quand sa demi-sœur récupère le reste. Mais il constate que son père, peu avant son décès, a confié sa galerie en location-gérance à ses quatre principaux collaborateurs, qui ont cédé de nombreux tableaux. II a aussi légué les actions de la galerie à cinq récipiendaires : trois associés, Sylvie et Jules, le dernier petit-fils. Rien pour lui. Adrien savait bien que son père ne le portait guère dans son cœur, lui qui a toujours préfère les courses automobiles aux vernissages d'art contemporain. Cette fois, la vérité lui éclate au visage. Les plus grands avocats parisiens sont sollicités pour trouver un arbitrage. Jean-Denis Bredin intervient pour le compte de la galerie Maeght, Georges Kiejman et Yves Attal pour Sylvie, Jean-Michel Danois et Paul Lombard pour Adrien. La famille est secouée. Dans son autobiographie, Yoyo Maeght raconte la souffrance d'avoir vu voir son père « malmené et déconsidère ». Après sept ans de négociations, les différentes parties signent un accord, Adrien et Sylvie récupèrent une grande partie des œuvres, les anciens associes d'Aimé, en particulier Daniel Lelong, doivent renoncer aux ventes, la galerie verse des royalties aux enfants pour garder le nom Maeght-Lelong quelque temps, avant de devenir galerie Lelong à la fin des années 1980. Adrien n'a jamais pardonné à Daniel Lelong : « J'ai été trop gentil. Je me suis écrasé devant lui et j'ai perdu beaucoup d'argent. » (Daniel Lelong, sollicité par Vanity Fair, n'a pas souhaité répondre à nos questions.)

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Après deux successions douloureuses, l'héritier s’est alors promis de ne plus jamais revivre une telle tragédie.

Mais la tension monte entre deux de ses filles Isabelle et Yoyo. L'aînée, qui dirige la galerie parisienne préside aussi la fondation. Yoyo, elle doit se contenter des éditions Maeght, spécialisées dans les lithographies et les affiches. Elle se sent à I ’étroit, veut plus de responsabilité. Elle dit s’être jurée à l’enterrement du grand-père, de protéger sa mémoire. Pour elle, il y a urgence, la fondation de Saint-Paul-de-Vence végète, les entrées baissent. Elle a mille idées pour relancer la « marque Maeght ».

En 2006, elle s'embarque dans le projet fantasque de son ami milliardaire Alexandre Allard qui, avant de restaurer le Royal Monceau, veut installer un grand site artistico-commercial dans le centre historique de Pékin. Yoyo elle rêve d’y ouvrir une galerie Maeght. Elle multiplie les allers-retours en Chine et les dépenses pour une entreprise qui ne verra jamais le jour. A la même époque, en prévision de l'exposition Giacometti, elle fait appel aux services d'un ami, Philippe Gurdjian, un ancien publicitaire aux allures de play-boy, mèches grises savamment travaillées, teint toujours hâlé. Ce passionne de course automobile a la réputation de savoir mettre en scène de grands évènements. II se flatte d’avoir rénové le circuit Paul Ricard dans le Var, avant de lancer le Grand Prix d’Abou Dhabi en 2009, à la demande de Hernie Ecclestone, le grand argentier mondial de la Formule 1.

CADEAU DE NOEL EMPOISONNE

Philippe Gurdjian affiche une belle assurance à Saint-Paul-de-Vence. Yoyo et lui recrutent un nouveau secrétaire administratif, Pascal Ripoll, qui décide aussitôt arriver de faire le ménage. « La fondation était gérée comme une épicerie de quartier, se rappelle le salarié, qui dit aujourd’hui s’occuper du patrimoine d’un homme d’affaires saoudien. J’ai tout de suite remarqué de gros problèmes financiers, tout le monde naviguait à vue, c’était un grand flou artistique.

la famille maeght

Pour combler les pertes, le père faisait un chèque de temps à autre. » Les relations entre Isabelle et Yoyo s’enveniment encore. La petite sœur estime que son aînée ne l'écoute pas assez. Elle la bombarde d’e-mails. «Mon Isa, je te le répète, protège-toi ! Tu veux tout règlementer, tout contrôler, mais tu n’es pas apte à le faire, je ne le suis peut-être pas plus, mais je sais qu’il faut mettre des personnes compétentes aux bonnes places. » La chef comptable ne supporte pas l’ambiance.

Si ce n'était qu’un problème financier, CE SERAIT FACILE.»

Jean-Michel Darrois

Elle dénonce à l’inspection du travail un « harcèlement moral ». Pascal Ripoll rend sa démission en août, après avoir tout de même gère I ’exposition Giacometti, un succès. « Yoyo a démontré son savoir-faire, se souvient Olivier Picasso, le petit fils de Pablo. II y avait beaucoup de sponsors, plein d’articles dans la plesse. Lors du vernissage, les quatre enfants étaient réunis autour dc leur père. J’ai pensé : « Ça y est, les Maeght sont de retour. »

En réalité, la famille est au bord de l’implosion. La présence de Gurdjian, le play-boy, accroit les tensions. II souhaite réorganiser les activités commerciales, multiplier les financements, gérer le patrimoine immobilier des Maeght. Le deal ? En échange d’une rémunération de 10 000 euros par mois et des commissions ( 5% sur les ventes immobilières, 10% sur les contrats de sponsoring) il s’occupe de tout. Adrien est choqué : «J’ai tout refusé, me raconte-t-il. Et pourquoi ne pas transférer tout mon patrimoine au Luxembourg, tant qu’il y était ! » Yoyo, elle, ne comprend pas ses réserves. Elle qui voulait développer le nom de Maeght comme « une marque de luxe » se sent déconsidérée. D’autant que l’aînée, Isabelle, qui avait un temps approuvé la proposition de Gurdjian suit la ligne du père.

Pendant l’été 2010, Yoyo écrit une lettre au préfet des Alpes-Maritimes, qui siège au conseil d'administration de la fondation, pour se plaindre d’une « absence totale de management ». Son père apprécie, d'autant qu'elle demande aussi à Isabelle des détails sur sa succession, toujours par e-mail. Après un triple pontage au cœur, Adrien a en effet légué en décembre 2005 une part de sa fortune a ses enfants. Sur une partie de son patrimoine, il a établi une donation-partage, technique de transmission anticipée, qui permet - normalement – d’éviter tout conflit. II a donné 60% des œuvres a ses quatre enfants et quasiment tous ses biens immobiliers. Selon ce contrat, l'ensemble reste dans un pot commun gère par Isabelle et Adrien, en attendant que ce dernier effectue le partage. Magistrat au tribunal de commerce de Paris, Yoyo ne dédaigne pas les chiffres et veut savoir pourquoi elle n’a pas reçu, comme prévu, sa part des ventes de tableaux depuis 2005. Elle propose de procéder au partage, en clair de percevoir tout de suite sa part d'héritage, et multiplie les lettres recommandées. De son côté, Isabelle demande aux experts comptables de la galerie de ne donner aucune information « a un tiers ». Logiquement, Yoyo le prend pour elle. La troisième sœur, Florence, qui tient une boutique de tissus à deux pas de la galerie, propose des réunions de conciliation. Elles finissent en psychodrames. Fin août, Adrien est persuadé que sa fille Yoyo veut faire de la fondation «une pompe à fric ». II accepte néanmoins de réaliser le partage. Le 7 septembre 2010 les quatre frères et sœurs se retrouvent à 15 heures à la galerie à Paris. Yoyo redemande à voir les comptes. Soudain Isabelle s’aperçoit que sa sœur enregistre route la réunion : « Putain, t'enregistres, quelle garce ! C’est interdit par la loi,  c’est une honte ! »

Jules : « Ce n’est pas interdit par la loi, ça se fait pas, c’est naze. »

C’est à la fin de ce mois un brin tendu que Yoyo se retrouve à la gendarmerie de Vence. (L’ordinateur n’a jamais été retrouvé et l’affaire a été classée sans suite).

Le 21 décembre 2010, Yoyo et Florence envoient leur première assignation à Jules, Adrien et Isabelle pour demander le partage des biens avant la fin de l’année. «C’était le 22 décembre, se souvient cette dernière, L’anniversaire des 8 ans de la mort de maman, c’était ça le pire… » Le 27 décembre, les deux sœurs envoient une deuxième assignation, afin de percevoir leur part des ventes de tableaux sur la donation. « Tu n'aimes pas mon cadeau de Noel ? », lance Yoyo à Isabelle alors qu'elles travaillent à la galerie. Les insultes fusent, les procédures aussi. En mars 2011, le conseil de la fondation pousse Yoyo à démissionner. Isabelle, qui possède la majorité des signatures, avec celles de son père et de Jules, démet Yoyo de son poste de PDG des éditions ainsi que de son mandat au conseil de la galerie. Yoyo est radiée de l'entreprise Maegh.

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LÀ TENTATION DE SAN FRANCISCO

Le père espère encore ramener la paix. Le 24 octobre 2011, il procède au partage, et divise un peu plus de 2 000 œuvres en quatre lots. II en garde 300 autres pour lui (dont les trois plus chers, les trois Portraits de Marguerite Maeght par Giacometti estimés en 2005 à 1,2 million d'euros chacun). Yoyo juge la répartition inéquitable. Elle estime qu’il aurait fallu prendre les cotes de 2011, l’année du partage, et non pas celles de 2005, pour tenir compte de l’évolution du marché de l'art. Elle s’estime lésée, recalcule tout. Sur la base des ventes publiées sur Art Price en 2011, les tableaux détenus par son père vaudraient selon elle, 213 millions d'euros. II devrait alors donner à chaque enfant environ 32 millions d'euros. Or son lot a elle ne vaudrait que 15 millions d'euros. « C'est très difficile de partager des tableaux, commente l’avocat d’Adrien, Jean-Michel Darrois, qui conseille de nombreux patrons du CAC 40. Comme les Maeght sont très méfiants, il y en a toujours un qui a l'impression de se faire rouler. » Seuls Isabelle et Jules acceptent leur part d'héritage. Yoyo et Florence font appel à la justice.

Les tribunaux donnent tort a Yoyo. Le 17 octobre 2013, la Cour d'appel de Paris valide le partage de 2011. Mais la fille s'entête et demande encore que son lot soit réévalué. Son père lui a par ailleurs versé 1,15 million d'euros qu'il lui devait sur des ventes de tableaux. « Si ce n'était qu'un problème financier, ce serait facile, soupire Jean-Michel Darrois. Mais comme il y a des problèmes de relations, cela prendra du temps… » Adrien, qui a fini par reconnaître un déséquilibre dans les lots, étudie une voie de rééquilibrage, via un partage des biens immobiliers (d'une valeur de 25 millions d'euros en 2005, beaucoup plus depuis lors).

L’héritage a fait exploser la tribu. Seul Jules, le benjamin, exilé à San Francisco, s'en tire bien. II y a deux ans, il a fui, avec femme et enfants, ce qu'il appelle « la diarrhée judiciaire familiale », après avoir accepté le lot numéro 4 lègue par « le père». Le 13 novembre 2014 il a inauguré la Jules Maeght Gallery, à Hayes Valley, non loin du siège de Twitter, avec les hommages de la presse. Quelque 400 personnes sont venues admirer les œuvres de Miro, Kandinsky, Calder, Bury, mais aussi d’Américains contemporains. Avec l'Atlantique et neuf heures de décalage, la famille est moins pesante. Et contre toute attente, Jules le plus drôle, le plus désinvolte des héritiers est celui qui réussit aujourd'hui à faire vivre l'esprit Maeght. A Saint-Paul-de-Vence aussi, la tempête est passée. La fondation se remet, le conseil d’administration est apaisé, le nombre de visiteurs augmente. Le nouveau directeur venu du Palais de Tokyo, Olivier Kaeppelin, est chargé de réenchanter les lieux. L'an dernier, il a donné carte blanche à Bernard Henni-Lévy pour une exposition sur la philosophie et la peinture, il en prépare une autre cet été consacrée au peintre Gérard Garouste. L’homme, tout de noir vêtu, se rassure en insistant sur l'autonomie de cette fondation d'utilité publique. Officiellement, elle ne dépend pas de la famille, même si les petits dons d’Adrien sont toujours les bienvenus. Le patriarche cherche d'ailleurs à vendre pour 20 millions de dollars l’immense sculpture noire de Calder exposée dans les jardins de Saint-Paul-de Vence. Cela lui permettrait d’agrandir les sous-sols de la fondation. Et d'éviter aussi quelques nouveaux conflits avec ses enfants.

 

 

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