Aki Kuroda par Camille Fallen - Clinamen et Khôra

Clinamen et Khôra par Camille Fallen, 2002

Ce qui tombe dans la mer, ce qui est lancé ou chute ainsi dans ce nouveau clinamen (1), c’est tout ce qui sera « tombé du ciel » dans l’existence d’Aki Kuroda, des morceaux de « passé incomposé », les météorites hétérogènes de son histoire personnelle : le Minotaure, des corps d’hommes et de femmes, l’inattendu des rencontres, des livres fulgurants, des événements bouleversants. Et surtout ce que l’on ne sait pas, ni Aki Kuroda peut-être – l’océan de Solaris connaît les rêves, les désirs et l’inconscient des hommes mieux que nous-mêmes, – le fruit du hasard pur, la brisure des lignes et de l’avancée monochrome des jours... La chute arrive dans la mer. Il n’y a plus d’histoire.

Le logos est mort il y a longtemps. La couleur embrasse le chaos, elle a des chiffres plein la bouche. Tout est sans dessus dessous et les corps sans corps aussi qui tombent dans la mer, l’ensemencent à la recherche de leur devenir et exigent réparation. Mais les figures qui renaissent et s’élèvent de la mer ne retrouveront plus leur ancien corps de chair. La mer les métamorphose. C’est une métempsycose où le temps ose la psychose. La mer est à la fois spectrale, biotechnologique, métaphysique, elle remue ses chiffres, ses ondes et ses vagues et elle donne lieu à de nouveaux « êtres » qui peut-être ne se laissent plus appeler ainsi.

Comme Khôra, cette mer « donne lieu ». Jacques Derrida écrit :

« Khôra reçoit, pour leur donner lieu, toutes les déterminations mais elle n’en possède aucune en propre. Elle les possède, elle les a, puisqu’elle les reçoit, mais elle ne les possède pas comme des propriétés, elle ne possède rien en propre. Elle n’“est” rien d’autre que la somme ou le procès de ce qui vient s’inscrire “sur” elle, à son sujet, à même son sujet, mais elle n’est pas le sujet ou le support présent de toutes ces interprétations, quoique, néanmoins, elle ne se réduise pas à elles. Simplement cet excès n’est rien, rien qui soit et se dise ontologiquement. Cette absence de support, qu’on ne peut traduire en support absent ou en absence comme support, provoque et résiste à toute détermination binaire ou dialectique, à tout arraisonnement de type philosophique, disons plus rigoureusement du type ontologique. Ce type se trouve à la fois défié et relancé par cela même qui semble lui donner lieu. Encore devrons-nous rappeler plus loin, en y insistant de façon plus analytique, que s’il y a lieu ou selon notre idiome, lieu donné, donner lieu ici ne revient pas à faire présent d’une place. L’expression donner lieu ne renvoie pas au geste d’un sujet donateur, support ou origine de quelque chose qui viendrait à être donné à quelqu’un. » (2)

Des anges sortent des flots, un « Minotauromachine », des androïdes, des mutants, des monstres, des fantômes et des figures dont les noms nous sont encore inconnus. Ils gardent en eux l’indécidable de leur (re)naissance. « Sur » la toile encore, ils sont « absence de support », déplacement perpétuel.
Ni dieux ni hommes, ni hommes ni femmes, ni vivantes ni mortes, ni tout à fait semblables ni tout à fait différentes, les figures oscillent, à la fois dieux et hommes, animaux et machines, humains et robots, spectres et vivants, tantôt l’un, tantôt l’autre, ni l’un, ni l’autre, à la fois l’un et l’autre. Elles ne s’arraisonnent plus aux idiomes d’une métaphysique traditionnelle. Elles annoncent l’avenir de l’homme séparé de la Terre et font signe vers leur étrange prophétie.
Les figures sont « anthropiques », elles ont quitté l’anthropos comme trope mais elles jouent encore avec. Elles sont passées « de l’autre côté » de l’être, ou au-delà et ce n’est pourtant pas le néant.

Leur Dieu est enfin, peut-être, « imparfait ».(3)

Clinamen et Khôra par Camille Fallen, 2002

  1. Le clinamen de l’atomisme (de Démocrite à Lucrèce) fournit un modèle (paradoxal) d’hétérogénéité. L’atome s’écartant de la droite par un « passage à la limite » instaure le passage ou le devenir dans l’hétérogène. « Le modèle est problématique, et non plus théorématique : les figures ne sont considérées qu’en fonction des affections qui leur arrivent, sections, ablations, adjonctions, projections. On ne va pas du genre à ses espèces, par différences spécifiques, ni d’une essence stable aux propriétés qui en découlent, par déduction, mais d’un problème aux accidents qui le conditionnent et le résolvent. Il y a là toutes sortes de déformations, de transmutations, de passages à la limite, d’opérations où chaque figure désigne un “événement” beaucoup plus qu’une essence... » Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, pp. 446-448, Ed. de Minuit et aussi Michel Serres, La naissance de la physique dans le texte de Lucrèce. Fleuves et turbulences, Éd. de Minuit.
  2. Derrida, Khôra, pp. 36-38, Galilée, 1993.
  3. Le personnage principal de Solaris, exilé sur cet océan cosmique et en proie à toutes les hypothèses, finit par conclure : « Il ne s’agit pas du Dieu traditionnel des religions de la Terre... Sais-tu, par hasard, s’il a jamais existé une foi en un Dieu... imparfait ? ...Non, je ne pense pas à un Dieu dont l’imperfection résulte de la candeur de ses créateurs humains, mais dont l’imperfection représente la caractéristique fondamentale, immanente. Un Dieu limité dans son omniscience et dans sa toute puissance, faillible, incapable de prévoir les conséquences de ses actes, créant des phénomènes qui engendrent l’horreur. C’est un Dieu... infirme, dont les ambitions dépassent les forces, et qui ne s’en rend pas compte immédiatement. Un Dieu qui a créé des horloges, mais pas le temps qu’elles mesurent. Il a créé des systèmes, ou des mécanismes, servant à des fins définies, mais qui ont dépassé ces fins et les ont trahies. Et il a créé l’éternité, qui devait mesurer sa puissance, et qui mesure sa défaite infinie... Solaris est peut-être un premier état du Dieu désespéré... » Stanislas Lem, Solaris, pp. 240-242, Éditions Denoël.