Aki Kuroda par Laurent Manœuvre

Aki  Kuroda par Laurent Manœuvre, 2002

Aki Kuroda, né en 1944 à Kyoto, Japon.

Cette brève information biographique accompagne la plupart des textes consacrés à l’artiste.

On trouve parfois, en complément : vit à Paris depuis 1970.

Vient ensuite la liste des expositions, personnelles ou collectives, dont la plus ancienne remonterait à 1976.

1944-1976, soit trente-deux années résumées à une ligne blanche, un espace vierge d’informations, qui suscite le questionnement.
Passons outre la discrétion de l’homme !

Il nous faut en savoir plus, non par simple curiosité, mais pour comprendre.
En 1976, Aki Kuroda apparaît sur la scène artistique française. Nous ne pouvons nous résigner à cette simple relation. D’abord parce qu’à cette époque, les créateurs nippons travaillant à Paris sont peu nombreux. Ce qui, aujourd’hui, semble aller de soi, n’appartenait sans doute pas au domaine de l’évidence il y a vingt-cinq ans. Ensuite parce que le peintre expose des œuvres accomplies, qui témoignent d’une certaine maturité. Enfin, et surtout, parce qu’à bien y regarder, il existe des indices d’une autre chronologie.

Un catalogue intitulé Titres, publié en 1995, ouvre sur Îlots, 1970. Nous venons de faire un bond de six années en arrière. Voilà qui contredit les affirmations inlassablement répétées. Par-delà une simple distorsion factuelle, notre connaissance de l’œuvre s’en trouve ébranlée. Cette contradiction ne témoigne pas d’une méprise, ou d’une négligence. Ne nous fions pas aux dimensions réduites du catalogue, ni à sa grande sobriété. L’artiste en a étroitement surveillé la conception. Tant la présentation, très homogène, des œuvres, que l’utilisation exclusive du noir et blanc, témoignent d’une volonté d’affirmer la cohérence de la démarche au cours des vingt-cinq dernières années. Tels ces manteaux de nuages constitués par les moines mendiants à l’aide de morceaux de tissus recueillis au cours de leurs pérégrinations, l’ensemble se révèle divers et riche d’éléments ; néanmoins, il constitue un tout, il est unique.

Aki Kuroda choisit d’intégrer des parties plus anciennes. Jusqu’alors, il jugeait nécessaire de les contraindre au silence. Désormais, il les inclut dans la perspective de l’œuvre ; nécessairement. Îlots. Un réseau de lignes courbes relie un archipel de formes. Nous lisons dans cette géographie spatiale les prémices de créations futures : Illusion banquise, Space Pieces. En ce souple fil d’Ariane, nous pressentons les courbes de Swing, la ligne plus embrouillée de Line performance et, sans doute aussi, le réseau très dense de Cosmojungle, même si, dans ce dernier exemple, le trait devient profus, tandis que les îlots tendent à se réduire.

Il y a donc Continuité, au moins depuis 1970. Kuroda orthographie ce mot ContiNUITé. Il donne ainsi la part belle à l’obscurité. Un autre Japonais, Tanizaki, bien sûr, a fait cet « Éloge de l’ombre ». À propos des laques, il écrivait : « autant de couleurs qui constituaient une stratification de je ne sais combien de “couches d’obscurité”, qui faisaient penser à quelque matérialisation des ténèbres environnantes ».

Ténèbres, First Night, Darkness in Paradise, Éponge noire, Les creux des oreilles sont obscurs, Jardin noir, La Notte. Ombre, obscurité, nuit, ténèbres, noir ; chez Kuroda, il ne s’agit pas d’une affectation morbide pour un univers sombre et caché. L’artiste constate et accepte l’alternance naturelle de deux phénomènes opposés : ombre et lumière. L’un n’existe pas sans l’autre. Qui recherche la lumière, fut-elle intérieure, doit nécessairement passer par l’ombre. Dans l’art occidental, l’œuvre de Rembrandt illustre parfaitement ce principe.

En vertu de cette loi, il devient légitime de visiter la face cachée de la vie de Kuroda, avant 1970. L’enfance et les impressions premières, la formation, le passage, physique et sans doute intellectuel, du Japon vers la France, doivent-ils être réduits au silence, et sont-ils restés sans influence sur l’œuvre ? 


Outside in, Entre deux, Figure passage, Corridor, Passage de l’heure bleue, Passe... Ces titres évoquent la traversée ; ils disent la présence d’un « avant », comme celle d’un « après ».

En-deçà des titres et des mots, il y a la représentation récurrente d’une figure centrale, dont la verticalité partage la surface peinte, dessinée ou gravée, en deux parties symétriques : gauche droite pour un œil occidental, droite gauche pour un œil extrême-oriental ; passé - avenir. Cette figure, Aki Kuroda l’appelle communément cariatide. Le terme évoque les statues monumentales, aux formes très denses et plastiques, du Parthénon. Colonnes humaines surgies de la terre et puissamment appuyées sur le rocher, les cariatides grecques se dressent en véritables supports du ciel. Elles matérialisent le point de jonction entre deux forces contraires, poussée - résistance. Mais cette opposition ne provoque aucune tension apparente. Ainsi le veut l’ordre divin : « que partout triomphe la mesure... La démesure est fille de l’impiété... » (Eschyle). De cet équilibre quasi parfait naît un sentiment de calme puissance. Ainsi fut créée l’illusion de la stabilité, l’instant devenu éternité.

Insensible aux révolutions, le statique l’emporte.

Au contraire, Aki Kuroda ne cherche pas à figer les choses ou le temps, de même qu’il ne s’oppose pas à la pesanteur. Il s’agit là d’une conception philosophique totalement autre, et qui repose sur une tradition culturelle différente. Les Extrême-Orientaux possèdent une conscience aiguë des cycles de la vie. Depuis des siècles, la mentalité japonaise intègre la notion d’instabilité comme l’un des fondements de ce monde flottant. Rien d’étonnant, donc, à ce que les formes d’Aki Kuroda s’ouvrent dynamiquement et deviennent le passage par lequel le ciel instille la terre. Le principe physique auquel obéissent ces cariatides n’est plus la résistance ou la solidité, mais l’allégement.

Ces figures n’évoquent plus le temps suspendu et le présent immobile des statues grecques, mais un monde en construction, en devenir. Le vent levantin : l’esprit anime la matière, une matière à la transparence de marbre, aux reflets de nacre, et qui se dépose autour d’une silhouette en négatif, cette fois. Mais l’élaboration de cette substance est rapide, immédiate même, au contraire des sédimentations géologiques ou des précieuses sécrétions de l’huître. Kuroda subit fortement la tentation de l’arrêt, mais le mouvement le pousse, s’impose à lui. Il compare son acte de peindre à l’énergie du typhon. Le mouvement étant possible, l’action le devient aussi. Il n’y a pas influence univoque de l’artiste vers le spectateur. Kuroda requiert la participation de ce dernier. Il lui fait même jouer un rôle essentiel.


Dressée au centre de la surface, la cariatide forme un jeu d’optique. Guidé par cette luminosité, l’œil se focalise d’abord sur la figure. Il ne découvre pas un corps de chair, mais « une blancheur en quelque sorte détachée de l’être humain. Il se peut qu’une blancheur ainsi définie n’ait aucune existence réelle. Il se peut qu’elle ne soit qu’un jeu trompeur et éphémère d’ombre et de lumière » (Tanizaki). Ce jeu, nous le retrouvons dans les peintures chinoises et japonaises traditionnelles. Non seulement les éléments solides ne cessent de s’y fondre et de s’y confondre avec l’eau et le ciel, mais ces derniers ouvrent la composition sur le territoire du vide. À tout moment, nous pouvons reprendre appui sur la structure très dense des montagnes, comme sur le contour des silhouettes de Kuroda. Cependant, l’essentiel n’est pas dans ce qui est donné à voir. Il nous faut donc retourner « au cœur de l’univers impartial » (Sôseki), vers cet espace immatériel qui nous happe et nous contraint au dialogue avec l’œuvre. Il en va de même avec la cariatide de Kuroda. Ange ou Fantôme, elle devient un être de raison.

Étymologiquement, cariatide signifie femme de Karyes, une ville de Grèce. Or, de la femme, les silhouettes désincarnées d’Aki Kuroda n’ont aucune caractéristique. Hormis son titre, la Vénus (1988), n’a aucun des attributs qui font d’elle le prototype de la féminité.

Même lorsqu’il était simplifié à l’extrême, l’art hiératique des temps anciens n’omettait jamais de préciser les attributs de chaque sexe : une poitrine plus ou moins ébauchée et le triangle pubien pour les êtres féminins. À ces « détails » près, c’est probablement, et pour ne pas quitter le monde égéen, avec les idoles cycladiques que les figures d’Aki Kuroda ont le plus d’affinité. Taillées dans le marbre, ces statuettes constituent de remarquables résumés géométriques, à la limite de l’abstraction.

Le processus mis en place par Aki Kuroda consiste à désincarner la figure, et donc à se détacher partiellement de la figuration. Un certain nombre de ses peintures à cariatides ont été simplement baptisées Sans titre, ce qui libère la représentation de toute allusion au monde concret. Dans son travail, l’artiste peut, là encore, s’appuyer sur une tradition ancienne. L’importance accordée par l’Occident aux estampes de l’Ukiyo-E fausse notre vision de l’art japonais, fondamentalement spirituel. Cela n’implique pas un univers essentiellement divin. Au contraire, cet art familier du microcosme et du macrocosme est à la mesure de l’esprit humain. Mais il est question de ne pas s’arrêter aux seules évidences. « Les formes extérieures ne doivent jamais être prises pour des réalités internes... Quiconque essaye de transmettre l’esprit par des apparences matérielles, n’obtenant en fin que compte qu’une image extérieure, récoltera le néant », écrivait un peintre chinois du Xe siècle.

Sans doute est-ce la même démarche qui, au théâtre, suggère le recours au masque ou aux marionnettes. Les personnages deviennent ainsi des symboles, éternels, plus que des êtres de chair. Cependant, derrière le masque, sous le costume, la présence humaine se trahit parfois. Sinon, pourrions-nous partager la passion de ces êtres qui évoluent sur la scène ? De la même manière, rares sont les vastes paysages de montagnes ou de mer qui ne montrent pas, sur une barque fragile ou au pied d’une cascade, une minuscule silhouette humaine. Car l’Homme n’est pas indépendant du grand tout, Cosmissimo.

Dans l’œuvre d’Aki Kuroda, cette Présence reste également perceptible. Mais, fragile, elle se situe entre Absence – une figure et une ombre perdues dans un espace interplanétaire – et Solitude. Cette vision inquiète correspond à l’état d’esprit de l’artiste, né peu avant les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Après cette monstrueuse destruction, l’avenir dut paraître bien fragile à plus d’un enfant japonais. Le devenir de l’homme se trouvait menacé, l’être humain voué à un effacement, une disparition probable, sinon certaine. Dans Vestiges (1985), les cariatides ébranlées côtoient les ruines d’un monde en désintégration.

Mémoire transfigurée. Cette cariatide permet cependant une possible incarnation, et elle n’interdit pas un retour à la figuration. Celui-ci se produit à la fin des années quatre-vingt.

En 1989, Kuroda réalise le décor d’un spectacle chorégraphique, Passage de l’heure bleue. Le fond de la scène est occupé par d’immenses cariatides creuses, comme découpées dans le mur. Les statues du Parthénon étaient les colonnes immuables portant le monde. Les silhouettes de Kuroda deviennent ouverture. Lieu d’apparition, elles donnent naissance à de véritables corps de chair, ceux des danseurs. La même année, la série intitulée Futur incomposé propose un nouveau rapport de la figure à l’espace. Les silhouettes se multiplient, en même temps que leurs proportions se réduisent. Libérées de leur statut de cariatides, elles s’animent et elles investissent la toile en ses différentes parties. Les scènes, épisodes d’une mythologie qui nous échappe encore, se déroulent sous nos yeux. L’univers de Space city (1996), est en gestation.

1991. Kuroda peint de grandes cariatides noires, O3, Weeping through the light. Nous les avons vues apparaître avec Le vent levantin, lorsque la matière se construisait autour de leur silhouette. Sur fond bleu de nuit ou sur fond de neige, ces formes que l’on croirait parfois ailées, Angel’s Feathers Whisper, ont la mystérieuse densité d’ombres chinoises. Il fallait en passer par là, aussi nécessairement qu’au jour succède la nuit, laquelle précède un jour nouveau.

Deux ans plus tard, la cariatide, jusqu’alors plane, puis espace vide en devenir, s’enrichit de la troisième dimension.

Pour être en volume, ces figures ne sont pas définitivement humaines. À cette étape, nécessaire, d’une évolution futuriste et peut-être prémonitoire, l’être, débarrassé de son enveloppe charnelle, prend l’apparence d’un robot. Cette mutation trouve sa légitimité avec les décors de Parade. Reprendre en 1993 ce ballet de 1917 tenait de la performance. Non parce que sa création remontait à près de quatre-vingts ans, mais parce que cet événement, considéré comme essentiel pour l’histoire de la danse, associait plusieurs personnalités ayant joué un rôle majeur dans l’art du vingtième siècle : Apollinaire, Cocteau, Diaghilev, Satie et Picasso.

Depuis les années soixante, Parade avait été monté à de nombreuses reprises, avec, pour décorateurs, des artistes aussi célèbres que David Hockney, par exemple. Kuroda ne peut ignorer ces antécédents. Il relève le défi, à sa manière, mais en respectant et en intensifiant le parti pris originel. La composition musicale de Satie évoquait les jouets mécaniques ; Cocteau, librettiste, avait imposé des « bruits mécaniques », en introduisant quatre machines à écrire parmi les instruments de l’orchestre. Pour définir cette création, Apollinaire sera contraint d’inventer un mot nouveau : sur-réaliste.

Kuroda prend en compte la proposition futuriste initiale, mais il n’oublie pas que la conjoncture a changé au cours du vingtième siècle. L’enthousiasme pour la mécanique pure n’est plus de mise. Sans l’homme, les machines restent un amas de matière dénuée d’intérêt. Entre les mains de l’homme, elles devaient permettre un monde meilleur. Elles ont surtout servi à semer la terreur. Désormais, futur n’est plus synonyme d’espoir, pas plus que passé n’est synonyme d’obscurantisme. Des multiples découvertes archéologiques qui émaillèrent le vingtième siècle, beaucoup se sont révélées plus extraordinaires pour la science et pour l’imaginaire que les événements d’un futur qui se réalisait sous la forme d’un présent au mieux décevant, et sinistrement enraciné dans le matérialisme.

Parmi nombre de ces découvertes archéologiques, nous en mentionnerons trois, situées aux deux extrêmes et à la mitan du siècle. Le palais de Minos, d’abord. Ses ruines firent sortir le labyrinthe du domaine de la pure mythologie. Elles lui donnèrent une réalité. Lascaux, ensuite, en laquelle Breton ne vit qu’une supercherie, mais qui suscita un texte remarquable de Bataille. Récemment, enfin, la grotte Chauvet, dont la datation annule les précédentes théories évolutionnistes sur l’art et, conséquence directe que nul n’a encore osé formuler ouvertement, peut-être aussi sur l’homme.

Cet aller et retour entre passé et futur, Kuroda l’intègre dans son robot. Gigantesque, silhouettée d’ampoules électriques, l’idole porte des bois de cervidé, telle une antique divinité ouralo-altaïque. Minotauromachine. Par-delà le jeu de mot, nous assistons à une modernisation des plus anciens mythes. Le dieu n’est plus seulement moitié homme et moitié animal. Il fusionne avec la machine, et il reste capable de vie. Rappelons-nous l’acte sacré par lequel, chaque matin, le prêtre de l’Égypte antique insufflait l’âme du dieu dans la statue de celui-ci. Souvenons-nous aussi que c’est à l’architecte Dédale que l’on doit la création du premier robot, un guerrier de bronze, qui gardait les côtes de l’île de Minos.

À l’époque d’Apollinaire, de Cocteau, de Satie et de Picasso, on associait le monde du cirque au rêve, à l’enfance et à la liberté. Clowns, dompteurs, trapézistes, écuyères comptent parmi les héros de cette société. Séparément ou de concert, les artistes de Parade ont chanté le baladin. En introduisant le monde du cirque, spectacle populaire s’il en était, dans l’univers réservé du ballet, les concepteurs de Parade commettaient intentionnellement un sacrilège. Le scandale fut considérable. Les temps ont changé, les références aussi.

Depuis un demi-siècle, le roman de science-fiction, le cinéma, la bande dessinée, la musique de rock, font référence à des civilisations dans lesquelles chevaliers barbares en armure, humanoïdes vêtus de peaux de bêtes et androïdes se côtoient et usent alternativement de chevaux et de vaisseaux spatiaux, d’armes de pierre taillée et de rayons laser. Les espaces interstellaires et intergalactiques sont devenus les lieux du rêve, et d’un possible futur.

Des petites figures se profilent parfois au pied de l’immense silhouette vide et commencent à s’en échapper. Elles partent à la conquête d’un espace vierge, ou presque. Cosmosjungle. Car s’il demeure des mondes à découvrir, des lieux d’utopie, c’est bien là-haut. Les premiers conquérants restent disséminés sur ce vaste territoire. Ils n’en occupent qu’une surface minuscule. La plus grande partie de cet espace est formée du réseau de leurs cheminements, semblables aux pistes laissées par les humains et par les animaux sur le sol de la prairie américaine.

Cette conquête autorisera le recours à une présence humaine plus dense. Nous parlerons plus loin des spectacles conçus par le metteur en scène Kuroda, avec ces acteurs, danseurs, musiciens et visiteurs de chair, allant et venant dans un espace plus ou moins labyrinthique.

Pour l’instant, arrêtons-nous encore un peu aux images, et plus particulièrement aux photographies réalisées par l’artiste. La première érigée au statut d’œuvre par la volonté de Kuroda représente une femme étendue, nue, la bouche ouverte comme pour crier, sur une Éponge sculptée (1993). L’évolution rappelle le mythe de Pygmalion : le créateur conçoit la vie par le truchement de ses rêves, puis il donne à la matière l’apparence de la vie et, enfin, la matière inanimée devient vivante.

Précédemment, le corps humain évoluait parmi les œuvres, ces dernières lui servant de décor. Ici, il devient une composante de l’œuvre. Intimement lié à cette dernière, il la recouvre en partie. La matière inanimée et la matière vivante deviennent indissociables grâce aux jeux de courbes et de volumes, aux bouches d’ombre. Pourtant, le contraste entre la texture lisse, froide et immobile de l’Éponge, et le corps de chair est si fort qu’il en devient brutal. Brutalité : le terme fut appliqué à la plastique objective de l’Olympia de Manet. Sinuosité des lignes : ces mots évoquent la Grande odalisque d’Ingres. Les critiques comparaient la première à une figure de jeu de cartes, tandis que les distorsions de la seconde faisaient rêver Matisse. Mais ceux-là étaient peintres. Ils avaient la liberté – non la facilité, car cette démarche ne fut pas aisée – d’abandonner la profondeur. Simple affaire de convention. Pendant des siècles, les artistes extrême-orientaux ont négligé la perspective dite scientifique. Ils ont créé l’espace grâce à un jeu subtil, celui du proche et du lointain.

Le nu de Kuroda, présenté dans un environnement abstrait, possède une qualité graphique qui l’apparente à certaines estampes de l’Ukiyô-E. Mais, ici, Kuroda ne peint ni ne grave. Il crée une représentation plane avec une sculpture et un corps humain, éléments qui, par nature, occupent trois dimensions.

Vouées à la satisfaction des désirs mâles, assujetties à l’homme, la prostituée Olympia et l’Odalisque du harem ont finalement triomphé du maître. Le somptueux bouquet adressé par un client d’Olympia, le luxe des objets dont se pare l’odalisque, le démontrent. Ces femmes ne possèdent aucune dimension mystérieuse. Elles se montrent dans leur évidence.

Dans la tradition extrême-orientale, le mystère, qu’il soit de la nature ou de la femme, joue un rôle prépondérant. Voilà pourquoi le brouillard, qui dissimule, occupe une place de choix dans la peinture d’inspiration chinoise. L’Éponge noire est riche de zones d’ombre impénétrables. Pour Aki Kuroda, celles-ci font référence aux catacombes, à une vie secrète, souterraine, de la ville. Dans cette photographie, l’artiste lui associe la femme, non pas impénétrable, mais fatalement insaisissable, et qui, voilée d’ombre et mystérieuse, jamais tout à fait ne se donne. Les creux des oreilles sont obscurs.

Il avait certes préparé ce travail avec des peintures. Kuroda l’avoue, toute progression passe par la peinture. Ensuite, les autres moyens d’expression deviennent possibles, et nécessaires. Futur incomposé (1988) et Vert ou ? (1989) présentaient déjà des figures, qu’il nous plaît d’imaginer féminines, à demi étendues, ici ou là, en quelque endroit limité de la toile.

Dans ses photographies les plus récentes, le corps féminin occupe tout l’espace, au point de ne pouvoir être vu que de façon fragmentaire. Pourtant, Kuroda ne pratique pas la macrophotographie. Ce serait une approche par trop scientifique, qui ne s’accorderait guère avec les habitudes du peintre. Celui-ci choisit de placer son appareil selon un certain angle de vue, comme le ferait un peintre face à un paysage, afin de dégager la structure et les lignes essentielles du sujet. Et c’est bien un paysage humain qui nous apparaît, mais un paysage sans évidences immédiates. Kuroda brouille nos points de repère. L’esprit doit entreprendre un travail d’exploration pour reconstituer une réalité possible. Très vite s’impose le sentiment qu’il ne peut y avoir de conclusion unique à cette recherche. La déduction présente ne saurait être l’unique et seule vérité. Comprenons bien ; il ne s’agit pas simplement de la certitude que deux ou plusieurs êtres appréhenderont l’œuvre différemment, en fonction de leur sensibilité et de leur culture. Kuroda nous confronte à la relativité de notre propre compréhension. Notre vision perd son caractère affirmatif et immuable. Ce que nous avons vu, à cet instant précis où nous croyions deviner, se révélera autre dans une heure, ou demain. Ainsi, le brouillard, qui tour à tour masque, dévoile et transforme les éléments d’un paysage, excite-t-il notre imagination. En vertu de cette richesse, il constitue l’élément essentiel de la peinture chinoise ancienne.

Dans la photographie de Kuroda, le modèle prend une apparence non figurative. Le processus abstraction-figuration s’est strictement inversé. Mais, pardelà les différences de technique et de composition, l’idée reste identique. Aki Kuroda joue de l’équilibre délicat entre figuratif et non-figuratif. L’un ne saurait exister sans l’autre. Dans la tradition japonaise, une telle cohabitation n’a rien d’étonnant. Des calligraphies vieilles de plusieurs siècles mêlent dans un espace unique des représentations naturalistes, herbes, fleurs, rochers, et de pures formes géométriques, carrés rendus encore plus abstrait par l’usage de l’or. Face à cette sagesse extrême-orientale, les certitudes se dissolvent. Le militantisme virulent et exclusif des artistes occidentaux en faveur d’un parti ou de l’autre, semble quelque peu naïf.

Il est temps de revenir à notre jeu d’optique. S’il se déplace vers l’un ou vers l’autre des côtés, vers cet « avant » et cet « après », l’œil rencontre une matière, plus ou moins dense, mais qui, cette fois, lui fait obstacle.

Nous devons nous attacher à ce qui arrête notre regard, à cette périphérie du passage. Il nous faut éclairer les zones d’ombre, mot qui a de nombreux sens en français. Nous en retiendrons trois : d’abord partie sombre, ensuite forme humaine dont on ne distingue que les contours, et enfin spectre. Tous trois sont illustrés par les figures d’Aki Kuroda. Le spectre, nous en avons assez parlé. Les zones sombres, ce sont l’enfance et la jeunesse. La forme humaine serait l’artiste lui-même, connu par de rares portraits photographiques, toujours en noir et blanc, et où parfois même il se trouve en mouvement, ce qui interdit de distinguer ses traits. Nous pourrions dire que, pour comprendre le milieu, au sens géométrique du terme, il faut d’abord s’intéresser à l’environnement. Difficile, en l’occurrence, d’échapper à certains lieux communs. L’influence du milieu historico-socioéconomique sur l’artiste est l’un de ceux-là. On ne peut cependant pas le négliger. Un être peut vivre de manière très retirée, n’éprouver qu’un intérêt très modéré pour la société. Il n’y aura pas moins interaction du milieu sur l’individu, et inversement.

Aki Kuroda n’appartient pas à la catégorie des gens retirés du monde. Il fait preuve d’une grande curiosité à l’égard de ce qui l’entoure. Preuve en est son goût pour les places et les cafés, en tant que lieux de convivialité.

La curiosité est un trait partagé par bien des Japonais argueront certains, une particularité commune aux créateurs répliqueront d’autres. Soit, mais il n’est pas dans notre propos de tenter de faire entrer la personnalité d’Aki Kuroda à l’intérieur d’un schéma pré-défini, celui de l’artiste type, ou celui du Japonais moyen, et moins encore à celui de l’artiste japonais.

À supposer qu’une telle épure existe, cette entreprise réductrice réussirait d’autant moins que Kuroda échappe aux cadres conventionnels. Bien qu’attachée aux îles, sa géographie gomme les frontières des lieux et dépasse celles des pays, Japon, France, Italie, Grèce... On pourrait la qualifier d’interinsulaire. Les territoires vides, tout ce qui se trouve entre les terres reconnues, le séduit, nous y reviendrons. Comme pour les adeptes de l’oreiller d’herbe, le point de départ et celui d’arrivée comptent assez peu. Ils sont un prétexte. Seul l’itinéraire importe vraiment, dans la mesure où il se révèle fertile en expériences inattendues et où il enrichit l’esprit. Voilà qui s’oppose à la démarche du voyageur pressé.

Avec Red shoes, il n’est même plus question du tracé, mais du moyen de déplacement. Au contraire des chaussures de Van Gogh, celles-ci ne sont pas faites pour arpenter des chemins pierreux. Si les anges n’allaient pas pieds nus, ils en porteraient de semblables. Elégantes, vernies, laquées presque, elles sont le vecteur idéal pour circuler dans le territoire du ciel, et du rêve. Red dream.

Si la géographie d’Aki Kuroda n’appartient qu’à lui, elle dépasse les limites étroites d’un monde intérieur. Il scrute la ville. City. Mais l’artiste n’est pas qu’observateur. Il se fait également miroir de la ville. Le plan de celle-ci n’est pas orthogonal. On n’y retrouve en rien la parfaite géométrie de Kyoto. Entassée, dispersée, ses extrémités reliées par un réseau de communication touffu, cette cité a tout du labyrinthe. Cosmo labyrinthe, Space Labyrant.

Aki Kuroda ne limite pas ses investigations aux surfaces. Nouveau Dédale, l’artiste sait que la vie n’est pas uniforme, que les apparences peuvent se révéler trompeuses. Il faut dépasser les lieux évidents, passer « À travers le miroir » et, comme Alice, ne pas craindre de s’aventurer dans un univers étrange, de plonger dans les catacombes de la cité, fut-elle cosmique. Éponge noire qui vous absorbe.

Ce sera le spectacle au plus profond de la grotte de Nucourt, Angel’s Feathers Whisper.

Kuroda sonde l’épaisseur des différentes strates urbaines, pénètre les zones d’ombre, explore les périphéries inavouables. Nouveau Dédale, mais aussi nouveau Thésée, tout en déroulant le fil d’Ariane, il pénètre dans le labyrinthe où il affronte le monstre à la fois homme et bête, et qui symbolise les forces tantôt obscures, tantôt lumineuses de la vie. Minosidéral.

Ce faisant, il distend sa chronologie bien en deçà et au-delà des limites du vingtième siècle. Aki Kuroda s’approprie la mythologie grecque et, à mi-chemin entre Conditionnel passé et Futur antérieur, il s’interroge sur un Futur incomposé.

Témoigner de la richesse de la création, en ses diverses strates, ce n’est pas uniquement plonger dans les profondeurs. Il faut également s’élever vers les sphères supérieures, jusque dans leurs dimensions cosmiques. Cosmissimo, Cosmogarden, Cosmojungle.

On peut légitimement parler de l’univers d’Aki Kuroda.

Il y a du jardinier cosmique chez cet artiste, et il y a quelque chose du jardin sec zen dans son œuvre. Par la seule contemplation, on passe de l’infiniment petit à l’infiniment grand. Au départ, peu d’éléments, statiques et inanimés par essence, modestes par leurs matières comme par leur étendue ; pourtant, c’est un univers immense, vivant, mouvant, qui s’ouvre à nos yeux.

Ce goût du jeu avec les dimensions, ce désir de passer à une échelle quasi cosmique, apparaissent dans plus haïku :

« Sur l’azur
Tracer un caractère
- Couchant d’automne »
(Issa)
___
« Je suis parti
Dans mon rêve un fleuve
La voie lactée »
(Sôseki)

C’est un processus opposé à celui décrit par D.H. Lawrence dans « L’Homme qui aimait les îles », à ce repli sur un bout de terre de plus en plus infime, loin du monde, loin des êtres, loin de toute vie. Parti des Îlots de 1970, Aki Kuroda élargit sa création, jusqu’à lui donner des dimensions galactiques, avec Cosmojungle et Cosmo Garden. « One side will make you grow taller... »

Dernière création en date de l’artiste, Alice au pays des merveilles associe des éléments qui constituent l’essence même de la figuration et de l’abstraction : photographies de corps humains, mises en scène dans un monde virtuel, dénué de latitude et de longitude. « Alice had not the slightest idea what Latitude was, or Longitude either, but she thought they were nice grand words to say ».

La série Atlantide appartenait déjà à cette géographie indécise : un lieu mythique, fourbisseur de rêves, et que nul n’a encore pu localiser.

Mais l’Homme ?

Né en 1944 à Kyoto, Japon. Sous son apparente banalité, cette phrase se révèle riche d’informations.

Kyoto, tout d’abord. Lieu de traditions, l’ancienne capitale du Japon symboliserait une culture conservatrice, tournée sur elle-même. Mais nous sommes en 1944. Des événements douloureux, devenus banals dans leur sinistre déroulement, s’avèrent incontournables ; l’Histoire nous rattrape, il faut tenir compte de sa présence.

Lorsqu’Aki Kuroda voit le jour, en pleine guerre, la supériorité militaire de l’Empire du Soleil Levant se trouve ébranlée. Négligeons la traditionnelle évocation de l’amour propre d’une population blessée. Elle correspond sans doute à une réalité, mais trop exclusive. Dans le domaine des arts martiaux, une défaite constitue moins un échec qu’un enseignement. Jusqu’à une période récente, au Japon, un homme politique déchu entrait en religion. Au lieu de s’appesantir sur son malheur passé, il commençait une vie nouvelle.

Toujours dans le domaine des arts martiaux, il est de tradition d’utiliser à ses propres fins la puissance de son adversaire. La culture nippone incite au sens pratique. Les Japonais de 1945 se garderont de rejeter en bloc l’influence des vainqueurs. Ils iront puiser chez les Occidentaux, puis adapter à leurs besoins, une partie de cette force qui a permis leur propre défaite. L’influence de l’Occident ne date pas de cette époque. Après plusieurs siècles d’isolement, l’ouverture du Japon, en 1868, avait suscité une extraordinaire vague d’enthousiasme pour tout ce qui n’était pas nippon. Les gens de lettres, notamment, avaient pris une part active à ce mouvement. Cependant, ils avaient accompagné leur démarche de multiples interrogations, de doutes aussi, et de quelques raidissements parfois.

Après la deuxième guerre mondiale, ce mouvement, dont on détermine difficilement s’il est centrifuge ou centripète, trouve un nouveau souffle et s’accentue. L’influence occidentale se fait sentir à des degrés divers selon les milieux. Même si elle maintient certaines traditions purement japonaises, tel ce tombeau familial dans un cimetière Zen de Kyoto, la famille Kuroda n’en est pas moins fortement occidentalisée.

Cela connu, nous pourrions évacuer la famille de l’artiste. Mais, il est de tradition, lorsqu’avant le combat un guerrier se présente, de ne pas donner simplement son nom. Il faut indiquer aussi, d’abord même, ses ascendants. Ainsi, dans « le Dit de Hôgen », Taïra no Shigemori se proclame-t-il « descendant à la douzième génération de Kammu-Tenno, issu de Taïra no Sadamori le Connétable, petit-fils de Tadamori, Directeur à la Justice, fils aîné de Kiyomori, Gouverneur d’Aki, Shigemori, Directeur Adjoint aux Affaires du Dedans».

Les héros homériques ne procèdent pas différemment. Ils énumèrent leur parenté depuis les origines. Il ne faut pas moins de cinquante vers à Enée pour présenter à son rival Achille « son sang et sa race ». Dans ces sociétés, l’individu ne se concevait pas comme un être solitaire, dénué d’antécédents et de succession. Au contraire, il s’estimait responsable de ces antécédents et de cette succession, ce qui n’induisait pas une moindre conscience de soi-même. Il ne s’agissait pas d’une simple question d’étiquette. On savait ainsi à qui l’on avait affaire, les vertus que l’on pouvait attendre de l’homme. Jouons ce jeu.

Le grand oncle d’Aki fut l’introducteur du cubisme au Japon, bien avant la guerre. Le père d’Aki, lui, était universitaire, professeur d’économie, ce qui ne l’empêchait pas de pratiquer la peinture, mais d’inspiration occidentale, à l’huile. Il achetait régulièrement des livres sur l’art occidental. Amené à voyager hors du Japon, il avait rapporté de Paris un numéro de la revue Minotaure.

Celle-ci appartenait encore au domaine de l’avant-garde, autant par ses dates de publication (1933 - 1939), que par le nom de ses collaborateurs : Breton, Chirico, Derain, Éluard, Ernst, Matisse, Miró, Tzara, Picasso...

Faut-il s’étonner de la perspicacité de ce professeur d’économie ? En Occident, assurément. Ici, art s’oppose à monde pratique, et la compréhension de toute création véritable reste l’apanage d’un milieu averti, exclusivement tendu vers la spéculation intellectuelle. Il n’en va pas de même au Japon, où l’adoption et la propagation du Zen furent en grande partie l’œuvre d’une classe, celle des seigneurs de la guerre, que l’on jugerait ailleurs incapable de pénétrer les subtilités inhérentes à cette religion.

Tradition Zen d’un côté, avant-garde occidentale de l’autre. Aki grandit dans cette atmosphère. À 10 ans, il participe à une première exposition dans un musée. À quatorze ans, il présente ses œuvres dans des expositions assez semblables à notre Salon d’Automne. Il regarde les livres achetés par son père. Minotaure laissera en lui une empreinte durable. L’ombre de Matisse, et d’autres, se profile. Voilà qui nous rassure ; ce serait assez pour comprendre l’art d’Aki Kuroda...

Eh bien non !

Avec Kuroda, il faut moins prendre en compte le problème des influences que celui des références à partir desquelles nous jugeons. Il suffirait de simplement regarder. Mais nous n’avons pas assez d’abnégation pour cela. Emprisonnés comme nous le sommes dans le filet de notre culture, nous jugeons à l’aune de nos propres connaissances, plus ou moins vastes, plus ou moins profondes. « Un homme ou une femme peuvent être jugés de diverses façons en fonction du regard qu’on pose sur eux », remarque Sôseki.

En France, nous plaçons l’œuvre d’Aki Kuroda dans la perspective de l’art contemporain parisien, et nous appliquons à sa démarche notre mode de pensée occidental. L’assurance de notre supériorité culturelle ne peut envisager d’autre méthode. Ainsi, Bleu magma s’inspirerait du bleu de Klein, tandis que les silhouettes d’Aki Kuroda emprunteraient leurs formes en aplat aux papiers découpés de Matisse.

Aki Kuroda sourit de ce verdict. Sa politesse extrême-orientale l’incite à ne pas contredire. À quoi bon ? Il se contente de dire qu’il laisse venir à lui les influences, sans procéder à analyse intellectuelle. Et il parle de son grand-père maternel, qui fabriquait, selon les règles d’une très ancienne tradition, des kimonos à motifs bleu indigo, le bleu de Kyoto, si dense et si vibrant.

Nulle part plus que sur les kimonos, les artistes japonais ont joué d’harmonies surprenantes. Lorsqu’ils n’associent pas des tons sourds, dont la juxtaposition peut avoir quelque chose de grinçant pour un œil occidental, ils font éclater de violentes associations de couleurs pures. L’intensité de ces couleurs devait être d’autant plus frappante que Kyoto est une ville aux tons assourdis. Ce qui reste vrai aujourd’hui devait l’être plus encore au lendemain de la guerre. Partout du bois, souvent peint en noir, et des tuiles grises. La nature environnante participe de cette tendance : une lumière enrobée, un ciel brumeux ou indécis. Même les fleurs de cerisiers ont des tonalités adoucies. Les arbres des montagnes proches sont d’une multitude de verts, mais le plus souvent denses. Seul le bref flamboiement de l’automne rompt avec cette harmonie.

Sur les kimonos apparaissent également des motifs, armoiries, signes ou logo, jouant un rôle non négligeable, voire essentiel, dans la composition. « Le Japonais est moderne depuis dix siècles », affirme Henri Michaux, lors de son vo yage en Asie.

Cet exemple devrait nous inciter à la prudence, et à une circonspection proprement asiatique.

Aki Kuroda ne nie pas les influences, pas plus qu’il ne les refuse. Il accepte et fait siens ces flux. Question de culture, sans doute, et qui ne se limite pas au domaine artistique. Tout Japonais est Shintoïste. Parallèlement à cette religion proprement nippone, il pratique le Bouddhisme, le Christianisme, ou Dieu sait quel culte. Incompréhensible pour qui n’est pas Japonais. Éternel sujet d’étonnement pour les étrangers.

Aki Kuroda ne s’inquiète même pas des influences qui paraissent incompatibles. Il ne conçoit pas les choses à notre manière occidentale, sous forme de propositions exclusives. En Occident, les contraires s’affrontent et se rejettent : Poussin contre Rubens, Classicisme contre Baroque puis contre Romantisme (Stendhal a beau intituler son pamphlet « Racine et Shakespeare », c’est bien de Racine contre Shakespeare dont il est question dans son ouvrage) et, plus près de nous, figuratif contre non figuratif. Même Baudelaire, le poète clairvoyant, se laisse entraîner sur ce terrain conflictuel. Il dénie toute originalité au peintre Chassériau, parce que celui-ci tente d’allier la richesse chromatique de Delacroix à la pureté de la ligne d’Ingres. Cette quête, jugée impossible, aurait suscité un conflit intérieur chez l’artiste, et précipité sa mort.

Au contraire, Aki Kuroda semble rechercher les contraires. Dans son œuvre, Rêve d’immobilisme et Mouvance cohabitent aisément.

Les Extrême-Orientaux ont observé depuis longtemps que, sur cette planète, la vie se développe grâce à un équilibre entre des principes contraires : froid et chaud, nuit et jour, féminin et masculin... Même l’électricité fonctionne selon ce principe. Si l’un des pôles vient à dominer l’autre, l’harmonie est brisée et les difficultés arrivent. Quand Aki Kuroda recherche l’accord entre figuration et abstraction, il applique cette loi fondamentale.

Cependant, Aki Kuroda ne pratique pas le vol à l’étalage. D’autres juxtaposent les produits de leurs rapines, et les entassent sans ordre sur les étagères de l’art. L’Eclectisme du dix-neuvième siècle occidental, avec son incapacité à affirmer une écriture ou un style véritables, illustre ce pillage hétéroclite. Aki Kuroda, lui, cultive et ordonne. Il sait qu’un jardin devient un monde d’autant plus attirant qu’il est riche, varié, inattendu. Il travaille ses influences avec une habileté qui pourrait passer pour de la négligence, et sans se départir d’une certaine fantaisie. Les jeux de mots qui ponctuent les titres de ses œuvres trahissent un sens aigu de l’humour, Vert ou ? La dérision de soi-même n’est pas absente chez celui qui n’hésite pas à signer « Aki Kurodada ». Le rire est une composante essentielle du Bouddhisme, et particulièrement du Zen.

Ces sourires, cette aisance, ne signifient pas que la maturation se fait sans difficultés. Nous ignorons les tensions, les déchirements, les violences qu’elle génère. Quelques indices nous en font prendre conscience. Ultimate Stress , Weeping trough the Light, ainsi que les annotations portées sur plusieurs dessins de Cosmogarden : Contradiction, Complexité, Chaos.

Effectivement, la marge de sécurité est étroite, rien ne garantit la réussite et le chaos menace.

Japonais, Aki Kuroda ne peut qu’être sensible à l’activité tellurique, aux forces sourdes qui animent et secouent l’écorce terrestre. Stromboli, Séisme, Sous le volcan, Atlantide, L’Ultima Notte a Pompei, et cet attrait pour une mythologie égéenne si fortement liée au volcanisme, aux raz de marée, aux tremblements de terre... Sans oublier ces pluies de Météorite(s) qui toujours nous menacent.

Le forgeage, technique dans laquelle les artisans japonais s’imposèrent de longue date, est une activité traditionnellement associée aux forces souterraines et à la magie. Les ateliers d’Hephaïstos, le dieu forgeron, se situent sous les volcans. Un sabre japonais requiert des qualités conflictuelles : être rigide et incassable, donc large, mais aussi d’une grande puissance de coupe, donc d’une finesse extrême. Pour associer de telles propriétés, le forgeron japonais s’adonne à un travail complexe.

Non seulement il va fabriquer son charbon de bois, mais il mêle différentes qualités de métal, il forge l’enveloppe, plie, replie, cingle l’acier à plusieurs reprises afin de le purifier de ses impuretés, use de l’argile, et, ultime épreuve, trempe l’acier brûlant dans l’eau. Ce n’est pas tout. Le sabre est là, mais enfermé dans une gangue de scories. Il faut le polir une première fois, grossièrement. Puis on procède au polissage proprement dit, neuf étapes essentielles, elles-mêmes subdivisées en différents stades. Alors seulement, la lame aura acquis son tranchant. À l’issue d’une véritable alchimie, les éléments composites sont devenus création parfaite, absolument originale, et totalement cohérente.

Un parallèle peut être fait entre le travail du forgeron et le processus d’assimilation d’autres cultures par le Japon. Historiquement, ce pouvoir d’assimilation fit la force et l’originalité du pays du Soleil Levant. Créer, à la périphérie du monde, une civilisation originale, lorsqu’on a pour voisin l’immense et puissant Empire du Milieu – la Chine – relevait de la gageure. Les Japonais ont dignement relevé le défi. L’essor du Tchan, religion d’une modeste secte bouddhiste, devenu le Zen après son appropriation par la classe militaire japonaise, en est un des meilleurs exemples.

Facteur surprenant, les produits de cette nouvelle culture ne possèdent aucun caractère bâtard. Ils semblent authentiques et naturels, et ne portent aucune trace d’effort. Une lame de sabre semble parfaitement homogène. Pourtant, elle est constituée de métaux différents. Pour fabriquer l’acier il faut soumettre les matériaux à certaines violences. Sans cette brutalité, le métal ne pourrait acquérir la dureté requise. De manière similaire, l’assimilation d’autres sculptures par les insulaires japonais a sans doute été difficile, douloureuse, même. Beaucoup d’écrits du vingtième siècle expriment les doutes, les interrogations, les inquiétudes et la mélancolie des écrivains, face à l’assimilation de la culture occidentale par la société japonaise.

Certains intellectuels ont craint l’acculturation, le nivelage. Il y eut des mouvements, plus ou moins virulents, de rejet, mais pas seulement de la culture nouvellement importée. Revenons à Kuroda. Il appartient à cette génération de Japonais nés à la fin de la seconde guerre mondiale. Parvenus à l’âge d’homme (le tsunami ne se produit pas pendant le séisme, il vient après), beaucoup de ces jeunes gens s’interrogent sur les valeurs anciennes qui ont permis le conflit, et son horreur. Le doute pénètre certains esprits. Procéder à une telle réflexion lorsqu’on appartient à une société éprouvant un respect aussi immodéré pour la tradition, demande beaucoup de courage. Au milieu des années soixante, le bouillonnement est intense, qui suscite conflits intérieurs et diverses violences. Il faut faire table rase du passé. Le passé, pour Kuroda, c’est la peinture. 

Pendant cinq ans, il délaisse la peinture. Essentiellement, un créateur aime à construire. Kuroda ne peut donc se satisfaire de la destruction pure. Il cherche des alternatives à cette culture japonaise dont il veut se séparer. Il les trouvera à la fois dans la culture française, particulièrement dans ses composantes dadaïste et surréaliste, et dans le mouvement américain de la beat generation.

En 1965, Kuroda se prépare à partir pour la France avec, comme prétexte, un sujet de thèse sur Picabia. Il ne mènera jamais ce travail à bien. Il ne jugera même pas utile de franchir les portes d’une bibliothèque. Il préfère regarder la ville, son atmosphère et ses lumières. Au bout de six mois, il prolonge ce voyage par un séjour aux États-Unis. Avant son départ, il avait présenté à Kyoto un happening, Rêve de fœtus. Replacée dans son contexte, cette œuvre forte témoigne d’un sentiment de perdition. D’un immense sac en plastique émergent des personnages reliés au placenta par un fil symbolique. Armés de gourdins, ils se précipitent vers les spectateurs, les prennent à parti et les molestent. La violence de cette représentation s’explique assez bien dans la conjoncture très tendue de l’époque. Ne nous arrêtons aux formes de cette manifestation liées à des facteurs particuliers, que nous pourrions presque qualifier d’anecdotiques. Remarquons, déjà, la prise à parti du spectateur. Ce sera une constante dans les œuvres ultérieures de Kuroda. Voyons aussi, dans ce Rêve de fœtus, le plus ancien des spectacles conçus par l’artiste. En 1965, Kuroda utilisait le spectacle comme moyen de nier la peinture. Aujourd’hui, il juge indispensables d’autres formes d’expression, complémentaires de la peinture. Il n’est pas simplement question de dessin ou de gravure. Depuis des années, Kuroda assimile ces techniques à une prolongation de la peinture, sans doute parce qu’elles sont en deux dimensions, et parce qu’elles autorisent un traitement quelque peu similaire d’une même thématique.

Nous avons déjà mentionné les sculptures de Kuroda. Lors de son second séjour parisien, en 1970, il avait été praticien d’un sculpteur japonais. Il s’agissait alors de tailler la pierre. Ce labeur pénible, physiquement très dur, et qu’il qualifie de « mauvais pour l’esprit », ne séduit pas Kuroda. Cependant, la sculpture est un moyen de conquérir la troisième dimension, et de jouer avec la lumière. Il ne peut donc la négliger. Le décor évidé de Passage de l’heure bleue est une première tentative pour adapter cette technique à ses préoccupations.

Kuroda se soucie plus de conquérir l’espace que de se confronter à la matière. Il a même tendance à négliger celle-ci. Il la réduit à des surfaces, parfois lisses, d’apparence laquées, et relativement plates. Il transpose en volume son espace pictural. Dès 1989, le titre donné à l’installation du Cadran Solaire, à Troyes, disait qu’il n’y avait pas fracture, mais Continuité.

Nous avons déjà parlé de ce corps de femme étendue sur une Éponge noire. Parfois, Kuroda installe sur ces sculptures, symboles de la ville, des objets de la vie quotidienne, vaisselle, jouets... Il relie les différentes sculptures par un réseau de fils véritables, et non plus graphiques. Ces fils d’Ariane, la présence d’un taureau miniature sur une Éponge sculptée, montrent qu’il n’y a pas fracture entre la peinture et la sculpture. La thématique est similaire. Kuroda ouvre des perspectives différentes, non seulement par le recours aux trois dimensions, mais aussi grâce à un changement d’échelle. Que la perspective soit illusionniste, comme en Occident, ou jeu « de proche et de lointain », comme en Extrême-Orient, le sentiment de l’espace est avant tout affaire de proportions. Le taureau monumental de Minosidéral se trouve réduit aux proportions d’une figurine, tandis que Blue Note devient un espace labyrinthique, et pas simplement une surface. Kuroda nous propose un autre regard, un point de vue différent, sur un même monde.

Ayant ouvert l’espace à ce point, Kuroda va chercher à en repousser les frontières toujours plus loin, quitte à abandonner, temporairement, son titre de peintre. Pour la plupart des historiens d’art, le fait que Vélasquez, « le peintre des peintres » selon Manet, ait délaissé la peinture pour s’adonner à la décoration des palais royaux et à la mise en scène des cérémonies officielles, reste incompréhensible. Cette inintelligence découle d’une logique tendant à réduire la définition et le rôle de l’artiste. En Occident, l’artiste est un aristocrate. Il ne faut pas le confondre avec la plèbe des artisans. Même si les termes ne sont plus guère employés, les anciennes catégories de beaux-arts et d’arts mineurs – on préfère maintenant l’appellation moins dépréciative d’arts décoratifs – continuent d’imprégner les mentalités. La distinction entre artiste et artisan s’avère parfois délicate, et plutôt théorique. Les dictionnaires contemporains proposent des définitions prudentes, mais qui ne satisfont guère l’amateur de précision. Au Japon, est considéré comme artiste tout être capable de susciter un plaisir esthétique chez ses pareils, et d’améliorer leur environnement. L’artiste imprègne la vie et il assume la présence de l’art dans le monde matériel. Ou plus exactement, il élève le monde matériel grâce à l’esthétique. Un cuisinier peut donc légitimement revendiquer le titre d’artiste. Conscient de cette emprise de l’esthétique dans le concret, Tanizaki écrivait : « ce que l’on appelle le beau n’est d’ordinaire qu’une sublimation des réalités de la vie ». En dépit de son jugement sévère sur le Japon, le barbare Michaux avait perçu la dimension esthétique de ce pays, et il y avait été sensible. Dans un tel contexte, la notion de décoratif – ce péril qui donne des cauchemars aux artistes occidentaux – perd tout sens péjoratif. En outre, la notion d’art s’élargit considérablement, et les discussions, quant à savoir si la photographie, le cinéma ou la bande dessinée relèvent vraiment de ce domaine, deviennent inutiles.

Alors, peintre, Aki Kuroda ? À feuilleter les ouvrages qui lui sont consacrés, on le croirait. Bien entendu, la peinture est, à nos yeux d’occidentaux, la création noble par excellence, le grand art. Et puis on peut se l’approprier d’un coup d’œil, la cerner, la toucher, l’accrocher à un mur, la reproduire dans sa globalité. Sa matière s’inclut dans l’espace et défie le temps, ce qui rassure. Mais les autres facettes d’Aki Kuroda ? Les autres Aki Kuroda oserait-on même dire. Car il y a le metteur en scène (il faut bien l’appeler ainsi, à défaut d’un terme mieux adapté), le directeur de publication, le jardinier cosmique, le créateur virtuel. Nous voici confrontés à une nouvelle divergence de mentalités entre Extrême-Orient et Occident. Ici, les touche-à-tout (le terme même a quelque chose de péjoratif) n’ont pas bonne presse. Sous prétexte de professionnalisme, on refuse aux praticiens d’un domaine le pouvoir d’explorer un secteur ne relevant pas de leurs compétences. Il est interdit de s’approprier d’autres moyens d’expression que ceux avec lesquels l’opinion, ou les habitudes, vous ont catalogué. Gardez vos œillères et n’essayez pas de sortir de votre ornière. Si vous voulez faire carrière, restez sur les rails. L’histoire de l’art occidental pardonne difficilement à Fromentin de s’être montré excellent écrivain, et l’on considère souvent « Alice au pays des merveilles » comme un passe-temps de mathématicien. C’est au rayon livres pour enfants que l’on trouve généralement cet ouvrage. Nonsense.

Au Japon, son ami Kôetsu, polisseur de sabre, maître de thé, potier, calligraphe, créateur de laques et inspirateur d’une colonie d’artistes, est unanimement admiré, révéré même, dans les différentes branches de sa production. L’art de Kôetsu est bien souvent le résultat d’un travail de collaboration, par exemple avec le peintre Sôtatsu, ou avec d’exceptionnels fabriquants de papier. Qui maîtrisait l’écriture chinoise était potentiellement peintre. Ceci explique le dédain des frontières infranchissables. Un lettré passait alternativement et insensiblement de l’écriture, et donc de la poésie, à la peinture. Et inversement, car la peinture, essentiellement subjective, favorise l’invention poétique. Voici pourquoi la calligraphie est si présente sur les peintures d’Extrême-Orient. Mais elle ne se surajoute pas à l’œuvre, elle en fait intimement partie. Un tel schéma allait favoriser le succès de la bande dessinée dans ce pays. Pour ce qui concerne l’Occident, les relations entre texte et image relevaient souvent du rapport de force, de la soumission. Longtemps solitaire, le texte a marginalisé, au sens propre du mot, l’image. L’espace de l’un restait imperméable à l’autre, sinon dans les lettrines médiévales.

Rien d’étonnant, donc, à ce que, dans la revue Cosmissimo, Kuroda fasse appel à des poètes dont les textes côtoient ses œuvres. Car, de même qu’Aki Kuroda accepte les influences, il aime donner la parole à d’autres créateurs. Cosmissimo est un parfait exemple de ce travail en collaboration.

On sent son concepteur peu directif. Dans les premiers numéros, son nom apparaissait, parmi d’autres, sous le titre. Désormais, comme pour les bonnes maisons, on trouve simplement l’information : « depuis 1991 ». Chaque numéro semble un collectif. Aucun rédacteur en chef ne s’affiche. Apparemment, Aki Kuroda propose un fil directeur et il laisse chacun s’exprimer à son aise, et selon ses goûts. Bernard Franck remarquait combien, chez les Japonais, le respect d’autrui est essentiel. La personnalité ne s’affirme pas aux dépens des autres. On peut même dire que plus les personnalités sont fortes, et moins elles cherchent à s’imposer. Ainsi Kuroda ouvre-t-il à d’autres créateurs les pages de sa revue sans qu’il y ait rivalité. Néanmoins, la cérémonie du thé implique la présence d’un maître de thé. Aussi effacé soit-il, c’est lui qui coordonne, assure la parfaite organisation et le bon déroulement des choses. Et comme dans la mythologie grecque, le héros n’est jamais solitaire. Ulysse ou Thésée ont leurs compagnons tout proches, et les Argonautes accompagnent Jason. Mais, en dernier recours, lorsqu’il faut braver une difficulté, ou lorsqu’on hésite, le héros seul décide et agit. La relation entre les créateurs n’est pas identique à celle que l’on attend habituellement en Occident. Il n’y a pas ici de rapport illustrateur-illustré, le littérateur ou le plasticien pouvant être indifféremment l’un ou l’autre.

Les œuvres sont unies par un prétexte souvent subtil, et parfois difficile à percevoir. Comme dans la calligraphie apposée sur les peintures anciennes, comme dans la tradition de haikaï à auteurs multiples, comme dans certaines œuvres surréalistes - Cosmissimo n’est-elle pas un héritage de « Minotaure » ? - , le lien repose d’abord sur une association d’idée, sur un sentiment, une impression plus ou moins fugitive, voire même sur un simple jeu de mots.

Nous voici donc revenus aux mots. Très tôt, les œuvres de Kuroda ont inspiré des gens de lettres, à commencer par Marguerite Duras, en 1980. Onze ans plus tard, l’artiste transcrira des textes de Pascal Quignard directement sur une série de toiles. Ces écrits sur l’ombre, le silence, la lumière et la mort, apparaissent cohérents avec les formes géométriques noires et blanches qu’ils recouvrent partiellement. Cette présence très forte du texte, à côté, voire sur la représentation, Kuroda, adolescent, la trouvait dans les bandes dessinées. Le rapport du texte à l’image continuera de le préoccuper. Il le limitera d’abord à la marge de l’œuvre, par les titres. Leur choix pertinent, voire impertinent, prouve combien l’artiste attache une grande importance à ces mots. Il jugera même nécessaire de publier un catalogue de ses titres. Nous avons déjà mentionné, à propos de ce catalogue, le recours au noir et blanc, comme moyen d’accentuer la cohérence de la démarche. Il n’y a pas lecture unique, et l’on peut également concevoir cette absence de couleur comme une volonté de mettre les œuvres proprement dites quelque peu en sourdine

En 1989, avec Noise, Kuroda inscrit le titre directement sur l’œuvre. Mais l’évidence est sans doute trop forte. Kuroda aime, nous l’avons dit, les itinéraires moins directs et plus riches. Dans les années qui suivent, plusieurs peintures, dénommées Sans titre, porteront, sur la surface peinte, par effet de contradiction, des inscriptions. On n’en finirait pas de les énumérer. Beaucoup sont les titres d’autres œuvres : Stromboli, Notte, Ténèbres.

Kuroda ne limite pas les textes à ces références. Spaghetti al nero, Ozone, évoquent des événements de la vie quotidienne, dont l’origine et la raison nous échappent. Mais, comme pour le haïku, en dépit de leur laconisme, ou peut-être grâce à celui-ci, elles détiennent un fort pouvoir suggestif. Il y aura également des lettres, des chiffres, des dates, des symboles. Avec Angel’s Feathers Whisper II, le texte (sur la lumière) devient même foisonnant, au point de cerner la figure, laquelle voit ses dimensions considérablement réduites.

Cette fusion du texte et de la représentation devient nécessaire dans les dessins préparatoires, ou présentés tels, à un spectacle. Cette fois, les mots appuient le dessin, le légendent. Ces dessins synthétisent la pensée, schématisent l’espace, préfigurent l’action et cristallisent le temps. Le temps. Une peinture occidentale s’embrasse dans sa globalité d’un seul coup d’œil. Combien de temps pour ce faire ? Une fraction de seconde suffit, peut-être un peu plus. Tout dépend de l’éclairage, de la clarté de l’écriture, de la densité de l’information, de l’intensité des couleurs. Celui qui regarde peut alors entreprendre avec l’œuvre un dialogue plus ou moins long, plus ou moins riche. Des détails, des subtilités, apparaîtront. Ils enrichiront la lecture première, mais sans la modifier fondamentalement. L’essentiel a été vu d’emblée. Les peintres renforceront cette tendance au cours des siècles. Les expositions collectives, tels les Salons, ont contraint les artistes à lutter contre la surenchère d’images. Il fallait être vu tout de suite, attirer l’œil du visiteur aux dépens du voisinage, et donc créer un effet puissant. Les cadres massifs avaient pour but de souligner cet effet, mais aussi de créer un relatif isolement.

Une peinture extrême-orientale se déroule, horizontalement ou verticalement. Le kakémono, vertical, peut-être présenté dans sa globalité. Mais comme il n’a pas de cadre, il « émarge » sur l’environnement direct, le mur, l’architecture, la vie, dont il ne se sépare jamais complètement. Dans le cas du makémono, horizontal, l’œuvre ne peut être appréhendée dans sa totalité en une seule fois. Celui qui regarde va donc être contraint de faire sans cesse appel à sa mémoire. Un jeu de va et vient s’élabore entre les impressions passées et présentes. L’œuvre apparaît en devenir, et jamais achevée. Ce n’est pas un hasard si nombre de ces rouleaux se terminent par un large espace vide.

Avec une telle culture, les Japonais ne pouvaient que s’approprier le cinéma ; même déroulement de la bobine, même vision passagère. Kyoto était la ville du cinéma, et le père d’Aki Kuroda s’intéressait beaucoup à cet art. Comment s’étonner, donc, qu’Aki dise travailler plus à la manière d’un cinéaste que d’un peintre occidental. Lorsqu’il crée, il y a déplacement, histoire, montage, liaisons, noirs, zooms avant et arrière. Cine Cita, qui associe ville et cinéma, témoigne de cette volonté d’appropriation du septième art. Mais, bien que conçue à la manière d’une série, Cine Cita reste peinture, et donc au niveau du plan fixe.

Cosmissimo est un moyen terme dans cette progression vers le mouvement. Comme toute revue, elle se feuillette. Mieux que le cinéma, elle permet l’aller et le retour. Elle offre même une progression qui n’est pas linéaire. On peut sauter des pages, revenir, repartir, aller à l’endroit précédemment négligé. Chacun y crée son propre itinéraire. Nous verrons que cette méthode joue un rôle essentiel pour Kuroda. En dépit de tant d’avantages, le papier restreint la création au visuel, et en deux dimensions. Une revue continue à vivre dans le temps, mais elle reste forcément limitée dans l’espace. Avec les spectacles, le principe s’inverse. Les lois qui régissent leur déroulement seront donc autres : une durée éphémère, un espace plus vaste, ouvert aux trois dimensions, mais aussi à d’autres moyens d’expressions : soniques, olfactifs, tactiles (peinture, danse, théâtre, musique, haute couture, parfums...). Dans Cosmissimo, Aki Kuroda laissait déjà s’exprimer gens de lettres, scientifiques, photographes. Le Nô, le Kabuki associaient théâtre, musique, chorégraphie et costumes. Dans leur déroulement, ils gommaient les notions de temps et en partie d’espace (Michaux parle de vide) telles que nous les entendons. Cependant, même décentré, le spectacle ne dépassait pas les limites du plateau de scène. Avec sa propension à repousser les frontières, Aki Kuroda multiplie les lieux d’intervention.

Attendu qu’il y a développement de l’œuvre dans le temps et dans l’espace, il est impossible de tout appréhender en une seule fois. Au Japon, une peinture n’est jamais accrochée de manière immuable. On ne la présente pas à qui ne saurait en apprécier la beauté et le sens profond. On n’agit pas ainsi par mépris de l’autre. Au contraire, c’est une façon de se montrer attentif aux autres, de ne rien leur imposer qu’ils ne puissent apprécier.

Or, le spectacle traditionnel est contraignant et, qu’on le veuille ou non, réducteur. Il suppose que celui qui regarde reste assis et n’appréhende ce qui se déroule sur la scène qu’à partir d’un seul point de vue. Kuroda rompt avec ce principe. Il ne propose pas un spectacle, mais plusieurs, simultanés ; une fédé- ration créatrice dans laquelle s’exposent de manière concomitante danse, mode, musique, parfums...

Ces expressions essentielles de la vie forment une cristallisation de la ville. Cristal hasard. Un lieu qui tient à la fois de l’usine, de l’atelier, de l’hôpital, du labyrinthe et du vaisseau spatial, figé hors du temps. Un lieu de ruptures. Car, pour Kuroda, la vie n’est pas linéaire, même lorsqu’il y a ContiNUITé. Entre les périodes de calme relatif, elle se compose de fractures, de failles, de secousses.

Pour être différents, les éléments qui composent ces spectacles ne sauraient être séparés des autres. Aucun ne prime, sinon de par le choix du spectateur.

Depuis Îlots, nous savons que, pour Kuroda, les frontières importent moins que les liaisons et les cheminements. Dans les spectacles qu’il conçoit, l’artiste propose une interaction véritable. Il ne veut pas seulement que le spectateur entre en scène, fait devenu assez banal, et qui ne présente guère d’intérêt. Il lui fait jouer un rôle prépondérant. Car qui, sinon le spectateur lui-même, peut prendre en compte le non vu, le mouvant, le monde flottant, et relayer l’information, aiguiller d’autres passants vers un point particulier du lieu ? Kuroda applique ainsi la stratégie du jardinier japonais. Un jardin n’est jamais créé pour lui-même. La topographie, les essences, qui composent ce lieu de vie, importent moins que les rencontres qui s’y dérouleront. Aussi certainement qu’il ne saurait être découvert d’un simple coup d’œil, et d’un seul point de vue, le jardin est multiple. Jardins divers. Winter Garden. Pas plus qu’il n’y a un seul jardin, il n’existe une seule – ou bonne – manière de le visiter.

Chaque jardin est une multitude de jardins, parce que chaque visiteur porte en lui son propre parcours, ses impressions personnelles, nées de sa sensibilité particulière, et du hasard. À chacun de partager, s’il le désire, ce jardin avec d’autres, au gré des rencontres et des affinités. Que deux personnes échangent leurs impressions sur un même jardin, et c’est une réalité nouvelle, un troisième jardin, qui voit le jour. Autant dire que le jardin japonais n’existe que par ses visiteurs. Sans eux, il devient virtuel.

Ainsi en est-il des spectacles de Kuroda. La référence au jardin est permanente chez l’artiste. Ne serait-ce que dans les titres de ses œuvres. Silkroad garden, Cosmogarden, Space Garden, Jardin noir, Winter Garden .

Dès 1970, à l’époque où il travaillait comme praticien d’un sculpteur, Kuroda avait investi le jardin du Luxembourg, y disposant une certain nombre d’objets. Après cette expérience, il se replie pendant une dizaine d’années, ne visitant aucune exposition, ne produisant, selon ses dires, que des « choses ponctuelles », fines, précises et soignées, d’inspiration surréaliste. Il vit de sa richesse intérieure.

Aujourd’hui, il sait que cette période de jachère était nécessaire. Car l’artiste envisage son itinéraire en jardinier. Il dit avoir beaucoup planté, laissé venir toutes sortes d’essences. Une sorte de jungle s’est développée.

Kuroda n’est pas tyrannique. Il a laissé l’équilibre se faire naturellement, refusant d’arracher ici, ou de tailler là. Il se contentait d’observer ce foisonnement. Son intérêt allait des racines les plus profondes – cette vie souterraine qui échappe à l’œil ordinaire – jusqu’à la cime.

Au sein du jardin végétal luxuriant, un autre jardin trouve sa place. Tout au plus quelques mètres carrés de sable et de roches. Pourtant, à contempler ces jardins secs zen, on se trouve transporté dans un univers illimité. Kuroda, le joueur d’espaces, sait cela, nous l’avons déjà dit.

Silkroad Garden. Route de la soie ; plusieurs itinéraires caravaniers qui, dans un milieu essentiellement minéral, vont de la mer de Chine à la Méditerranée. Espace immensément vaste, par lequel transitaient toutes sortes de richesses, matérielles mais aussi intellectuelles et culturelles, venues des deux extrémités du monde. Cordon ombilical reliant les deux plus grandes civilisations dont se souvient la mémoire terrestre : Chine et Grèce. À l’orient, une civilisation qui se développe autour de la mer de Chine. À l’occident, le monde méditer- ranéen qui se constitue autour d’un vide, celui de la mer, et celui du ciel. Stromboli. Entre les deux, les déserts, autres territoires du vide.

Kuroda ne fait rien d’autre que de procéder à de semblables échanges lorsqu’il relie les archipels. Il va même jusqu’à nous suggérer un itinéraire, le sien peut-être, Plan, dont la structure s’avère proche de Îles et de Ondes. Dans le jardin sec japonais, les ondes de sable environnent des îlots rocheux.

« Mer de printemps
Une douce ondulation
Au long des jours »
(Buson)
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Aki  Kuroda par Laurent Manœuvre, 2002