.Aimé Maeght et André Malraux
Aimé Maeght et André Malraux dans l’exposition "Le Musée imaginaire d’André Malraux" , Fondation Maeght, juillet 1973.
28 juillet 1964, remise de la clef de la Fondation Maeght par Flo.
Aimé, Flo et Yoyo, André Malraux et Marguerite Maeght.
Dans La Saga Maeght je retrace la relation Aimé Maeght - André Malraux ainsi :
"Aujourd'hui, ce 28 juillet 1964, c'est le grand jour de l'inauguration de la Fondation Maeght. Une soirée féerique est prévue. Ella Fitzgerald et Montand vont chanter. Mamy, dans sa vaporeuse robe longue, est nerveuse, elle va, vient, rectifie, se soucie de tous les détails. Les employés sont passés en revue, elle n'hésite pas à recoudre elle-même un pli de tunique de celle-ci, à remettre une mèche rebelle dans le chignon de celle-là. Même les chiens sont inspectés, Mamy veille à ce qu'ils soient longuement brossés car ils seront, bien sûr, de la fête. Elle contrôle tout : ces fleurs-là sont écartées, trop odorantes, ce nymphéa fané doit être enlevé du bassin de l'entrée, le gravier des allées doit être soigneusement ratissé. Elle examine aussi les abords car, pour accéder à la Fondation il n'y a qu'un fin ruban de goudron qui serpente dans les bois depuis le village, même la petite route est balayée. Chaque invité est muni d'un laissez-passer. Les gendarmes tentent de canaliser les grosses limousines et les berlines des personnalités officielles qui encombrent les environs, les voitures de la presse gênent tandis que les camionnettes des derniers ouvriers croisent les arrivants.
Nous, les enfants, n'avons pas conscience de ce désordre. Nous vivons là, sur la colline, dans la maison que Sert a dessinée. Nous voilà, les trois p'tites Maeght, habillées à l'identique, trois petites filles modèles. Les longs cheveux de Flo, comme les miens, sont disciplinés dans de beaux chignons, la frange d'Isa est rectifiée au cheveu près, on rigole avec les enfants des artistes. Comme d'habitude, les p'tites Roux sont avec nous, on chahute gaiement. À la demande de Mamy, on attrape les grenouilles trop bruyantes qui pourraient, un peu plus tard, gêner «The First Lady of Jazz».
Tout à coup, le sourire de Flo se crispe, je me retourne, pourquoi tous ces gendarmes, tous ces militaires en uniformes ? Ils s'avancent au milieu d'invités divinement habillés, le smoking est de rigueur et les robes longues encore plus belles que dans les magazines. Seul le jardin d'entrée est accessible. Papy, souriant, radieux, nous réunit toutes les trois devant lui, face à André Malraux. Là sur un coussin rouge, est posée une clé en or. Flo tend le précieux présent à Malraux, d'un tour de clef, il ouvre la Fondation. Les flashs crépitent, la foule se précipite, Papy ne lâche pas ma main. Je comprends alors que ce n'est pas notre nouvelle maison que nous célébrons ce soir, mais la maison de tous.
Lors du somptueux dîner donné dans la cour Giacometti, Aimé Maeght, entouré de ses plus fidèles soutiens, les artistes, se lève et prononce quelques mots, Malraux lui répond ainsi :
Je voudrais essayer de bien préciser au-delà de tous les services que vous avez rendus au pays par votre vie entière – car tout ceci est la fin d'une vie, non pas une sorte d'accident – je voudrais essayer de préciser en quoi ceci me paraît tout autre chose qu'une fondation et, si vous le permettez, en quoi cette soirée a peut-être un caractère historique [...].
Vous venez de tenter ici, par le fait que vous avez tenté de résumer probablement la suite des amours d'une vie, par le fait que les peintres qui sont là se trouvent être tous, à quelque degré, ou bien des poètes ou bien des hommes qui expriment puissamment la poésie de notre temps, vous avez tenté de faire quelque chose qui n'est en aucune façon un palais, en aucune façon un lieu de décor et, disons-le tout de suite, parce que le malentendu va croître et embellir, en aucune façon un musée. Ceci n'est pas un musée.
Lorsque nous regardions tout à l'heure le morceau de jardin où sont les Miró, il se passait la même chose que lorsque nous regardions la salle où étaient les Chagall. Ces petites cornes que Miró réinvente avec leur incroyable puissance onirique sont en train de créer dans votre jardin avec la nature au sens des arbres, un rapport qui n'a jamais été créé.
Quand nous parlons de fondation, la plus célèbre Américaine, c'est-à-dire Barnes, si elle était ici, elle n'aurait aucun rapport avec ce que vous avez fait, elle serait en arrière de cinquante ans, car admirable comme elle est, elle est un musée. Mais, ici est tenté, avec un résultat que nous n'avons pas à juger et qui appartient à la postérité, est tenté quelque chose qu'on n'a jamais tenté : créer l'univers, créer instinctivement et par l'amour, l'univers dans lequel l'art moderne pourrait trouver à la fois sa place et cet arrière-monde qui s'est appelé jadis le surnaturel [...].
Madame, Monsieur, je lève mon verre à celui qui, plus tard, lorsque au lieu qui fut Paris s'inclineront les gens murmurants et penchés, ayant écrit « ici la peinture poussa entre les pavés » viendra ici et dira « ce rapport qui est maintenant notre rapport avec la vie et qui est né de la peinture, il est peut-être obscurément né cette nuit ». Et lorsque ceci n'existera plus, alors l'homme auquel je lève mon verre fera une petite inscription : « Il s'est peut-être passé ici quelque chose de l'esprit.»
Marc Chagall, André Malraux et Aimé Maeght, le 28 juillet 1964, soirée inaugurale de la Fondation Maeght
Les deux hommes sont faits pour s’entendre. L’un et l’autre ont joué, chacun à sa mesure, leur rôle pendant la guerre. L’un et l’autre ont un sens et une vision prémonitoires du monde des arts. L’un et l’autre étaient fous d’art et entretenaient un rapport quasi passionnel avec les artistes. Au plan privé, l’un et l’autre avaient perdu leur fils. Et, enfin, l’un et l’autre possèdent une science du regard. Aimé ne gardait-il pas dans son portefeuille cette phrase de Claude Monet: «Il ne faut pas comprendre la peinture, il faut simplement aimer laisser l’œil vivre sa vie.» C’est ce qu’ils feront, considérant le destin des œuvres comme partie prenante de la vie des hommes. Au fond de tout cela, il y a la vérité et la sincérité de leurs passions et de leurs emportements. Un instinct qui s’avère imparable.
On ne sait trop comment, vraisemblablement du temps de Pierre à Feu, le grand marchand et le grand écrivain se rencontrent. Une chose est sûre, ils partagent les mêmes envies. Le rôle de Malraux dans l’élaboration de la Fondation est capital. C’est lui qui accompagne le projet, lui qui le soutient, non seulement politiquement, mais surtout, et c’est le mot, sentimentalement. Il n’y a pas de grandes réalisations sans amour, sans croyance. Quand la Fondation lui consacre son exposition, Le Musée imaginaire, en 1973, neuf ans après l’ouverture de ce haut lieu de l’art moderne en France, Malraux n’est plus le grand serviteur d’État qu’il fut auprès du général de Gaulle, mais le grand écrivain qui a su parler de l’art mieux que personne, se confrontant à toute l’histoire des civilisations. Ce 12 juillet, jour d’inauguration, est son triomphe, peut-être l’aboutissement de sa vie et de son œuvre.
Marc Chagall, André Malraux et Aimé Maeght lors de l’inauguration de la Fondation Maeght, juillet 1964.
Aimé Maeght et André Malraux lors de l’inauguration de l’exposition Le Musée imaginaire d’André Malraux , Fondation Maeght , juillet 1973.
Aimé Maeght et André Malraux dans l’exposition "Le Musée imaginaire" d’André Malraux , Fondation Maeght, juillet 1973.
Quels mots ont échangés Aimé et André ce soir-là? Quels bilans tiraient-ils de leurs destins d’exception lorsqu’ils dînaient sous la treille du Mas Bernard? Un musée imaginaire : quelle idée de génie ! Rassembler l’illustration de toute une vie, l’évocation d’une pensée qui a marqué un siècle où l’art, justement, renaissait.
Il fallait un certain culot pour faire un anti-Louvre au soleil. Ce fut la rétrospective d’une vie, projetée en avant dans une perpétuelle métamorphose, l’évocation d’une pensée esthétique étonnamment permanente. Cette exposition est une bizarrerie encore plus puissante que les Antimémoires parce que les œuvres d’art sont là, vivantes, exposées à la rétine des visiteurs. Le douanier Rousseau, une déesse sumérienne, une autre indienne, un masque Pongwé, mais aussi Le Tintoret, Manet, Chardin, Fautrier, Füssli, Fragonard, une poupée amazonienne mais encore Goya, Rouault, Picasso, Ensor, La Tour, Cézanne, Lautrec , Daumier, Braque, Miró, Chagall s’invitaient, cet été-là à la Fondation, sous l’œil curieux de deux amateurs éclairés, suggérant le vaste possible qu’offrent les arts. Et ce dialogue ininterrompu entre la statuaire égyptienne et un personnage de Giacometti… Avec ce regard curieux sur ces «durables splendeurs», l’art transfigure, l’art transcende, l’art aimante.
Leur amitié se poursuit avec une série de films. Est-ce à ce moment-là qu’Aimé prend conscience de la nécessité de constituer une mémoire ? Là encore Aimé innove, il devient producteur et finance Les Métamorphoses du regard, trois films de 52 minutes sur Malraux : Les Dieux de la nuit et du soleil — Les Maîtres de l’Irréel – Le Monde sans dieux. À la Fondation comme dans ces films, Malraux tout entier est là. Celui qui possédait l’art de convaincre, l’écrivain responsable, l’amateur éclairé, a su donner une dimension universelle à l’art.
Aimé Maeght et André Malraux lors de l’inauguration de l’exposition Le Musée imaginaire d’André Malraux, Fondation Maeght, juillet 1973.
Marc Chagall, André Malraux et Aimé Maeght lors de l’inauguration de la Fondation Maeght, juillet 1964.
André Malraux et Marc Chagall lors de l’inauguration de la Fondation Maeght, juillet 1964.
Le Douanier Rousseau, "Le lion, ayant faim, se jette sur l'antilope", 1898-1905, 200 x 300 cm, dans l'exposition Le Musée imaginaire d'André Malraux à la Fondation Maeght en 1973.
Comment ne pas évoquer l'exposition qui s'ouvre le 3 juillet 1973 à la Fondation : « Le Musée imaginaire d'André Malraux » ? Y sont réunies des œuvres de toutes époques, de tous horizons. Les sculptures de Giacometti dialoguent avec le Scribe accroupi du Louvre, un Rembrandt fait face à un Tàpies, les toiles de Miró et de Georges de La Tour illuminent les salles, les chefs-d'œuvre asiatiques côtoient les merveilles d'art médiéval, un bouddha du Gandhara converse avec des Amoureux de Chagall qui boudent un Goya.
C'est éblouissant et jamais une telle variété d'œuvres ne sera réunie avec autant d'intelligence. Ce n'est en rien une accumulation de chefs-d'œuvre, mais le déploiement d'une pensée riche, construite depuis des décennies par Malraux et patiemment développée dans ses écrits. Le jour de l'inauguration André Malraux avoue : « C'est bouleversant de voir mon musée imaginaire devenu réalité. »
C'est à l'occasion de cette exposition que Papy, homme de l'art, se révèle à moi. Durant l'accrochage qui précède l'inauguration, les caisses d'emballage encombrent les salles, des conservateurs de musées du monde entier sont là pour contrôler l'état des merveilles prêtées parfois pour la première fois. On parle toutes les langues y compris celle des signes en cas d'incompréhension. Tous s'affairent, le vernissage est proche. Je suis là, face à cette immense toile du Douanier Rousseau, cette jungle me fascine. Je ne peux pas en détacher mon regard. Papy arrive. Des mots sortent de ma bouche : « C'est quoi ? Pourquoi c'est ici ? C'est quoi la Fondation Maeght ? » Là, alors qu'il est appelé de tous côtés, je vois son visage se détendre et il y accroche un sourire pour me répondre calmement. Il prend soin de prendre ma main dans les siennes, comme un médium, comme un rebouteux pour me transmettre sa chaleur. « Ça, c'est ce que je dois faire. Cet artiste, aujourd'hui, personne n'en veut, il est encore trop moderne alors qu'il peint d'une façon si classique. On le dit naïf, c'est ridicule. Alors, je dois le montrer, l'exposer, le défendre. La Fondation, c'est tout à la fois cette obligation et cette exigence. »
J'ai quatorze ans, ce jour-là, je découvre que mon grand-père a un rôle dans le monde de l'art, auparavant, je pensais seulement qu'il vivait entouré de ce qu'il aimait.
"Un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture, la Madone de Duccio n’était pas d’abord un tableau, même la Pallas Athéné de Phidias n’était pas d’abord une statue.
Après avoir été le moyen de création d’un univers sacré, l’art plastique fut principalement, pendant des siècles, celui de la création d’un univers imaginaire ou transfiguré.
…les arts plastiques, jusqu’à l’invention de la photographie puis du cinéma, furent à un haut degré des arts d’imagination.
Les mondes irréels – historique, fantastique, sublime, – appartenaient au peintre autant qu’à l’écrivain.
Nos connaissances sont plus étendues que nos musées; le spectateur du Louvre sait qu’il n’y trouve significativement ni Goya, ni les grands Anglais, ni Michel-Ange, ni Piero della Francesca.
Le musée impose une mise en question de chacune des expressions du monde qu’il réunit, une interrogation sur ce qui les réunit. Après tout, le musée est un des lieux qui donnent la plus haute idée de l’homme.