Aki Kuroda par Camille Fallen - Ténèbres
Ténèbres par Camille Fallen, 2002
Le lac était noir et les commencements ne cessent d’être obscurs, par-delà l’éclairage qui jamais ne dissipera Ténèbres. Aki Kuroda composait alors patiemment le palimpseste des nuits qui se succédaient et se recouvraient l’une l’autre, avec dans l’entre-deux des étendues noires l’espacement des lignes blanches. Et ces linéaments blancs qui effilaient une nuit avant de se laisser recouvrir par une autre, nul ne savait ce que cela pouvait être. Ces lignes blanches qui s’intercalaient, qui espaçaient et qui feuilletaient le noir (feuillets vierges glissés en secret) étaient comme la respiration de la vie et de la lumière dans l’écrasement sombre des nuits qui se répétaient inlassablement : dans la Conti/NUIT/é.
Sur ce palimpseste, mémoire ou origine des nuits alternatives, Aki Kuroda lançait parfois d’autres gestes, des griffures blanches qui pliaient le trait : le chiffre du chaos, la secousse d’une extase ou la signature du hasard qui préside à tout commencement. Le blanc biffait le noir, laissait une trace à la surface, un sign, des lignes, l’ébauche d’un itinéraire, d’une écriture indéchiffrable qui annonçait déjà que les nuits ne pourraient se répéter qu’à la faveur de la Disconti/NUIT/é, de l’intervalle, de l’entre-deux d’un souffle blanc, d’un changement, d’un événement, fût-il d’abord caché dans les plis de l’œuvre et des ténèbres. La répétition ne pouvait se faire qu’à la faveur de l’écart, de la différence et de l’accident.
Les nuits se succédant allaient donc toujours être autres, séparées d’elles mêmes, clivées par l’irruption du blanc survenant dans l’entre-deux du noir comme une inspiration ou une expiration. Le ressac de ces nuits entrecoupées de blanc, (ce blanc était-il l’oubli, l’effacement, l’éclair passé d’une catastrophe, le refoulement de la nuit, la venue d’une lumière, l’imminence intermittente d’un avenir, la venue de la contradiction au cœur même du peindre ?) suggérait déjà vague après vague le lac et la mer aussi. La mer à venir de Cosmogarden.
Et l’écriture qui venait alors raturer les toiles pré-figurait la naissance des figures.
« Dans le cosmos, tout est noir. Pourtant, il y a de la lumière. Elle existe, elle est là, mais nos yeux ne peuvent pas la voir. Ces lignes blanches sont cette lumière, quelque chose qui naît, la vie par exemple, et cette vie des commencements c’est ce que je sens mais que je ne vois pas. Elle m’arrive dans le corps comme une vibration, ses ondes se propagent dans le geste de ma main, dans le mouvement de mon pinceau. Alors, elle devient peinture. ».
Avec Ténèbres, Aki Kuroda a commencé au plus proche du silence, de l’effroi, de la nuit et de l’angoisse bruissante. Il était alors Noctambule, visitant la First Night au péril des couleurs, traversant le lac sombre sans cesse, sans que l’on sache bien s’il y entrait ou s’il en sortait. Il lui aura fallu beaucoup de courage pour se tenir là, dans l’instant suspendu et vacillant de ce « mourir ne pas mourir » qui peut se décliner sur d’autres tons encore et avec d’autres verbes comme « peindre ne pas peindre », « naître ne pas naître ».
Mais cet instant inaugural, double, paradoxal, clivé, qui abrite en son cœur la contradiction, cet instant originel, réversible et diachronique allait désormais parcourir toute l’œuvre et lui ouvrir une nouvelle dimension.
Ne peindre que lorsque l’angoisse et la pointe du désir atteignent ensemble leur paroxysme.
Ténèbres par Camille Fallen, 2002