Aki Kuroda par Camille Fallen - Lignes
Lignes par Camille Fallen, 2002
« L’espace lisse, ou Nomos : sa différence avec l’espace strié. - Ce qui remplit l’espace lisse : le corps, sa différence avec l’organisme. - Ce qui se distribue dans cet espace : rhizome, meutes et multiplicités. - Ce qui se passe : les devenirs et les intensités. - Les coordonnées tracées : territoires, terres et déterritorialisations, Cosmos. (1). »
Ces figures qui renaissent hors la terre et hors le corps sont les figures itinérantes et errantes du cosmos. Plus étrangères que l’étranger, s’il est possible de l’être plus encore que le mot ne le dit, elles habitent la couleur, la chute et la ligne. Elles semblent ne plus avoir de destin ni de fin. Elles s’élèvent de la mer, traversent l’espace sans répit, s’arrêtent un instant au hasard d’une line performance, basculent à nouveau, se croisent parfois. Mais les paroles qu’elles s’échangent nous sont encore inaudibles. Une mythologie décomposée, incomposée, désarticulée est tombée de la Terre dans la mer pour que Cosmogarden puisse enfin éclore.
Ariane est là. Elle n’arpente plus le labyrinthe, elle le crée avec des lignes, celles qui sont arrivées dès les premières toiles. Elle célèbre le multiple.
« Je suis un peintre de la ligne. C’est la ligne qui crée. La ligne est un voyage et la peinture voyage avec elle. »
La ligne avance dans l’espace « lisse » des nomades. Mais bientôt, il y a l’accident, la rencontre, l’événement, l’imprévu, l’anomalie. Suivre le voyage sans fin du trait, c’est savoir que la ligne sera brisée dans la violence d’une nuit. Maintenant les lignes ne cessent de grandir, le cosmos l’exige, les fils se démultiplient dans une course endiablée, ouvrent sans cesse de nouvelles dimensions, métaphysiques, mathématiques, astrophysiques, imaginaires : entre science et science fiction. Le geste est rapide et le pinceau fuse et file, divise et défile son fuseau infini. Des Parques devenues folles coupent les trajectoires au hasard de leurs caprices.
Il n’y a plus l’île unique de Minos avec au centre de celle-ci un labyrinthe et au cœur de celui-ci un jardin. Il y a d’abord un jardin parcouru par le vent du chaos qui souffle sur les fils d’Ariane, entremêlés et divisés. Les fils peu à peu ont formé des éponges – avec des trouées et des cryptes – et elles sont autant d’îlots qui flottent dans l’espace. Dans ces dédales, eux-mêmes éléments d’un labyrinthe plus vaste, le temps et l’espace se mélangent dans les couleurs et les lignes. Quelque part néanmoins, il y a un Minotaure. Pour que l’extase soit sauve.
Le labyrinthe n’a plus ni entrée ni sortie. Il se conjugue au pluriel. Comme les figures y sont dès l’origine perdues, elles ne peuvent plus s’y perdre. Certaines d’entre elles voyagent sur des socles. On les voit prendre d’étranges postures. Elles s’affairent ou dégringolent d’un fil à l’autre, dans le blanc et le gris : Space City. Mais il n’y a ni haut ni bas. L’espace se déverse de tous côtés. Insolites et solitaires, elles font rire parfois mais d’un rire nouveau, d’une angoisse nouvelle. Les chiffres et les lignes tissent un univers de plus en plus complexe. Le puzzle du cosmos s’augmente et se fragmente : il se compose en se décomposant, à l’envers des autres. Centrifuge, il défait toujours plus les plans. Ses morceaux se séparent, s’éloignent les uns des autres, mordus par le chaos. Les tableaux sont bleus et noirs, Darkness in paradise ou blancs et noirs, c’est le triptyque Minosidéral. Le puzzle avance dans l’espace, l’univers éclate et se répand, il s’ouvre comme un parterre de fleurs, sans que l’on en connaisse la loi, le langage, le projet, l’avenir.
« Il y a trois dimensions et demi : le mouvement est à lui seul une dimension. Ça bouge tout le temps. On ne peut pas arrêter le mouvement ni en connaître le sens. On ne peut que “sentir” ce que l’on ne voit pas, le mouvement infini et infiniment complexe de cette architecture qui tricote le temps et l’espace. »
Voir certain des tableaux d’Aki Kuroda, c’est regarder et entendre le mouvement de ces éponges, suivre la course des fils qui grandissent à l’infini, entraînés par une Ariane ivre de la passion du cosmos, insatiable, amoureuse folle de Dionysos dont la voix se confond désormais avec celle des étoiles et des arborescences cosmiques.
« Il y a un jardin » a dit le Minotaure. « Je suis dans tous les jardins de l’univers, a dit Dionysos, et encore, dans tous ceux de l’avenir que tu ne connais pas ». Alors les lignes filent, s’enfilent, se défilent, se divisent, s’écartent, écoutent, détournent, égarent, font des nœuds, créent des liens, écrivent, brouillent, embrouillent, attachent, enroulent, s’épaississent, entourent, compliquent, rapprochent, contournent, s’éloignent, s’en vont, reviennent, etc.
Lignes par Camille Fallen, 2002
1. DELEUZE et GUATTARI, Mille Plateaux, Éditions de Minuit, 1980.