Aki Kuroda par Camille Fallen - Cosmogarden
Cosmogarden par Camille Fallen, 1997
Que fait-on dans Cosmogarden ? On aime, on se perd, on en perd le corps et la tête, on rit, on danse, on peint, on écrit, on s’assied à la terrasse des cafés, on se rencontre et on parle, on attend dans le vertige du cosmos et parfois, on tombe au cœur des figures, on s’enflamme et on se transforme la nuit venue dans le trou noir d’une extase sidérale, d’une métempsycose secrète. Des figures et des fleurs insensées naissent de tous côtés, ensemencent l’espace. On ne sait plus où l’on va.
Au-delà du logos, au-delà du savoir.
C’est ambigu, « problématique », hétérogène, complexe, contradictoire.
Il faut dire c’est C.
Qu’est-ce que C ?
C est l’une des clefs de l’univers d’Aki Kuroda, mais cette clef paradoxale, numérique, alphabétique, organique ouvre autant de possibilités que d’énigmes. C se décline comme Cosmogarden et accroche dans les maillons de sa chaîne la Catastrophe, le Corps, le Chaos, la Complexité, le Cosmos, la Contradiction, la Chute (le Clinamen) et la Couleur. Mais C, c’est aussi le Comique. Le rire arrive parfois dans la toile, le dessin, les objets, une jubilation au Cœur du désastre, une tendresse discrète et ironique : la conjuration de l’angoisse qui s’enfle jusqu’à l’éclat de rire.
C, c’est encore Chora et une puissance démiurgique étrange. Il faut entrer dans le passage de cette peinture, dans l’espacement de ses figures et la couleur de ses abîmes pour voir qui vient là.
Dans la nuit, Aki Kuroda attend. L’autre, autre chose, l’accident du Dieu imparfait. Ce qui vient depuis « l’autre côté », depuis la face obscure, cachée, inconsciente, inconnue ou cosmique.
Les figures sont en avance sur tous nos pronostics. En s’élevant de la mer, l’esprit leur vient d’ailleurs, des couleurs, de l’espace, du vertige, des étoiles et des îles : c’est le baptême du cosmos, le baiser de l’univers, le jet d’une fleur impossible qui ouvre la peinture et le corps sur l’infini.
Que personne ne s’y trompe. Cosmogarden c’est ici.
...
Ce n’est pas sans douleur que l’œil parcourt ces arêtes ascendantes avant d’aller crever là-haut sur cette pointe. Comme le rocher de Sisyphe, mon œil est hissé sans fin et cherche des issues. Ces tableaux me séparent. Je suis le vase tombé à terre.
Ma chute est cassante. Je suis fendu par les pointes saillantes, par les saillies pointues. Je compte mes morceaux et les tableaux me comptent. Jusqu’à combien j’existe ? Ce labyrinthe n’en a pas la forme. Il me fait répéter ma perte et mon échec. Je voudrais être confirmé par un de ces poètes, de ceux qui disent avoir lu Hermès Trismégiste, afin de savoir si peut-être, devant moi, il ne s’agit pas d’anciens chiffres interdits, révélés seulement aux sages, et si ce ne sont pas là les signes qui composent et illustrent quelque chose du commencement ou de la fin des temps. Le soir, je les combine entre eux, pour trouver l’ordre qui en permettra la lecture. Je ne suis pas là où je crois.
Les découpes géométriques de cette série de tableaux se succèdent avec évidence, comme quelque chose de longtemps caché et qui est apparu, reproduisant un rythme, une séquence, qui reste hermétique certes, mais qui a pris la cadence des soupçons informulés que je portais sur le monde. Les figures noires sur fond blanc sont dépouillées, tristes et nues, mais paradoxalement mystiques, bien qu’elles n’offrent d’autre espoir que celui de leur apparition.
Ces tableaux tranchants découpent l’ordre habituel des perceptions, leur géométrie brutale fait naître des fictions, des métaphysiques étranges : les degrés d’escaliers impossibles ne mènent nulle part, si ce n’est à leur sommet sans nom et sans lieu, simple point d’une hauteur triangulaire.
Postés au cours du voyage, les tableaux cartes postales font désormais état d’un itinéraire achevé. Les tranches de couleurs superposées récapitulent les restes d’un passé morcelé. Les tableaux viennent d’avant. Cartographies et répertoires des lieux de passage et de mémoire, ils sont signés ici ou là par les noms tombés au rythme de la contingence nocturne : Noise, Red Shoes, C-Garden, Minautoromachine, Chora, Vert où. Traces et marques des points d’impacts, les noms rappellent sur le mode de l’ancien monde ce qui aura eu lieu. Maintenant, la page est tournée. Aki Kuroda regarde derrière. Derrière les toiles qui miroitent encore le temps écoulé, l’avenir se met à poindre. Il nous aura semés. Maquette pour la Manufacture des Œillets, mixte sur papier.
La ville s’accélère maintenant à la vitesse de la lumière. L’avenir surgit comme l’éclair. Stridences hertziennes, réseaux du nouveau monde, le sens voyage plus vite que son ombre. Les traits à peine jetés sont déjà arrivés qu’ils repartent électrisés. Téléphones, mails, autoroutes, avions, satellites, radars, ordinateurs portables, internet, on n’y voit que du feu. Radiographiée, la ville lumineuse s’étale au grand jour, négatif d’insondables tableaux. Car l’ombre sourd de toutes parts et redouble la lueur sous les coups de pinceau. Dans l’obscurité d’un noir profond, le sol se creuse et gronde underground à l’abri des ondes qui diffusent en tous sens les dernières nouvelles. « J’aimerais peindre l’inquiétante étrangeté, montrer le refoulé. Les lumières de la ville refoulent les sombres pulsions de l’ombre animale ». Virtuels, irréels, les spectres de midi téléportés filent à toute allure tandis que l’ombre des anciens corps s’amasse souterrainement comme un troupeau de bêtes. La ville grogne au son de pulsions archaïques. La ville couve en secret. La ville couve un secret. Aki Kuroda palpe, remue et retourne le fond à tâtons. Maintenant, il jardine ses tableaux.
Il cultive et fait éclore les germes de l’inquiétante étrangeté.« Il y a un oiseau bleu qu’on appelle l’oiseau jardinier. Il commence par élever depuis le sol un immense nid nuptial autour duquel il plante et fait fleurir des fleurs de la même couleur que lui. Les fleurs bleues entourent le nid somptueux si bien que séduite, une femelle ne tarde pas à arriver. Alors, l’oiseau détruit le nid et en construit un tout petit. Désormais, il craint les prédateurs. Moi, je jardine en rouge. » Des plantes carnivores ou organiques se mettent à pousser, des lianes se saisissent de la lumière et rampent jusqu’au ciel. Des fleurs poussent en forme de nez. En japonais, le nez se dit Ana et c’est aussi le nom japonais de la fleur semée dans le jardin d’Alice. Un corps nouveau cherche à poindre et depuis l’autre côté du miroir, montre le bout du né.
Cosmogarden par Camille Fallen, 1997