Thierry Lefort par Gilles Trichard - Beau en couleur

Beau en couleur par Gilles Trichard, 2023

Qui est cette fille, Huile sur toile, 2023, 215 x 120 cm
Pénétrer dans l’atelier du peintre, en lisère de Paris, c’est un peu comme évoluer dans les coulisses de son imagination.
Magie du lieu.
Ame sensible ne pas s’abstenir.

A peine franchi le seuil de l’atelier, mon cerveau est euphorisé. Objets insolites, trouvailles de chineur, masque vénitien, bouddhas, collection de chapeaux bigarrée, gants de boxe rouges, sculptures, tubes de peinture en pagaille, flacons d’huile, toiles foisonnantes et ce crâne humain le long de la baie vitrée. « Pour mon cheminement, c’est important de bien connaître l’anatomie d’un être humain. Savez-vous qu’il y a un os au milieu qui s’appelle le sphénoïde ».

Curieux de tout, insatiable, sur le qui-vive d’une découverte, l’artiste s’entoure de livres divers. Le sol en est jonché. Eugène Delacroix, Nicolas de Staël, recueils de poèmes… Il dévore, phosphore, s’abreuve d’idées qui deviendront des créations. Nourrir son inspiration. Un de ses livres favoris : Comment je vois le Monde  d’Albert Einstein. « Et ce monde, comment vous le voyez ? ».  « Ce qui me passionne c’est le rapport de l’espace et du temps ». « Mais encore ? » A quoi bon lui poser des questions. Pourquoi tout expliquer ? Dans ce décor insolite, je préfère me laisser envahir par l’émotion d’un récit. Il semble prendre les choses de la vie comme elles viennent. L’aventure au coin de la rue. Une vie romanesque faite de hasards qui font bien les choses. « Vous voulez peindre quoi ? » lui demande un jour le responsable  de l’Académie des beaux-arts de Saint-Pétersbourg. Il me fallait trouver une place dehors au gré de déplacements. « Sur un fiacre, escorté par une belle guide, je traversais la campagne russe et, selon l’inspiration d’un lieu, je faisais stopper les chevaux et je sortais mon chevalet ».

Thierry Lefort ne se laisse pas griser par la réussite, il ne se lasse pas de se surprendre.  Il  vient à son atelier pour se dépasser. Qu’il ne sente pas les meilleures dispositions et il retourne aussitôt chez lui. « Faut que je le sente, que ça monte de l’intérieur ». Il lui arrive d’accepter des invitations mais il n’aime rien tant que ce passionnant face à face avec lui-même dans son antre. « Un combat quotidien ». Il lui arrive même d’être de son avis. Sous l’apparente légèreté perce une certaine gravité. L’artiste retire son élégant manteau noir anthracite auquel est accroché un petit Kokopelli, synonyme chez les amérindiens de bienveillance et de soleil. La mèche rebelle, les mains sur les hanches, il traverse son espace les yeux émerveillés.

C’est un dandy à pas de velours. Il porte une croix à l’oreille gauche, quelques bagues. Vêtements tachetés de peinture, foulard délicatement noué, chaussures très chic, ce look le résume bien. La créativité dans la maîtrise. Il a l’air émerveillé par ce qu’il lui arrive. Son visage aux traits enfantins est celui d’un rêveur exigeant avec lui-même. Comme lorsqu’il décida de faire une retraite de deux ans en Chine, pour se perfectionner autant en calligraphie qu’en arts martiaux. « Le Qi Gong est une technique de purification de la moelle épinière, c’est pareil pour la création artistique, il faut sans cesse aller chercher le meilleur dans une constante simplification du geste ». Face à sa toile, il puise dans les exercices de respiration appris au Temple Shaolin. Ses gestes sont précis et souples pour une précision du trait maximale.

J’effleure les tableaux posés, accrochés, entreposés. Des paysages urbains comme je n’en ai jamais vus. Entre figuration et abstraction. La couleur m’envahit. Elle est organisée, joueuse, mystérieuse, indéfinissable. Bleu outre-mer, clair, aérien, bleu foncé qui absorbe les ombres. Rouge tentation, rouge orangé, rouge passion, puis apaisé. Vert paradis, vert de liberté. Jaune gradué. « La force et l’harmonie des couleurs, c’est très complexe. Une couleur toute seule, c’est comme une seule note de musique, je recherche des accords. J’utilise des couleurs simples et je fais des mélanges ». Le phrasé est précis comme ses coups de pinceau.  La voix est douce. Une manière humble de dire les choses.  « Le noir et le blanc, c’est la reine et le roi, toutes les couleurs, ce sont les pions ». Sa palette est constituée de noir et blanc avec une dizaine de couleurs très simples. « Viennent ensuite les formes, vides et pleins qui vont préparer le lit de la couleur ».

Je comprends pourquoi ses master-class ont du succès. Cela vibre. La passion à fleur de peau. Enfant, il avait déjà cette envie de partager ses émotions créatives lorsqu’il offrait des peintures sur bois à ses professeurs pour se faire pardonner des mauvaises notes. « Je n’étais pas mauvais mais en classe, mais comme dans la pub pour Guy Degrenne, je regardais les arbres à travers la fenêtre ». Sans le baccalauréat, il ne fera pas les Beaux Arts, mais entre-temps, il a eu sa révélation lorsque son oncle entreposait à la maison ses peintures. « Voir ces paysages de landes et de forêts fut un déclic, mais moi je savais que ce serait les paysages urbains ». Le corps se met en action. Les arts martiaux au service de l’art.

Geste fluide, tension des bras, mouvements adroits des poignets, ça a l’air si simple. « Comme disait Matisse, derrière une apparente simplicité, c’est très réfléchi. Le sujet, le décor sont des prétextes pour produire toujours plus du beau ». Ce work in progress le pousse à « reprendre » un tableau qui nous fait face. Perfectionniste, ce fils d’artisan veut lui rajouter de la couleur, affiner les formes.  «Mon travail, c’est une remise en question permanente ». Il s’est d’ailleurs interdit d’avoir des tableaux de lui à son domicile. « Je vais chez des acquéreurs, des amis, pour les voir et cela me permet d’avoir une distance critique »

Beau en couleur par Gilles Trichard, 2023