Thierry Lefort par Philippe Godin - La peinture et son ombre

Par Philippe Godin
Hermétique aux modes et aux tendances de l’art, Thierry Lefort poursuit avec une rare fidélité une certaine idée de la peinture, celle qui poussait, déjà, Cézanne à revenir inlassablement au motif avec l’obstination du moine concentrant son regard vers le dieu unique. En fervent admirateur du maître d’Aix, Thierry Lefort perpétue le geste de sortir la peinture de l’atelier. Ne la fait-il pas descendre dans la rue, en puisant le matériau de ses futures toiles in situ au sein des espaces urbains de Paris ou de Los Angeles ?
Ne confère-t-il pas ainsi une dignité esthétique à des lieux aussi anodins qu’un parking, une gare de triage, une friche industrielle ou un simple coin de rue ? N’apporte-t-il pas un soin tout particulier à des motifs plastiques généralement minorés, comme ces ombres portées qui finissent par envahir la surface de la toile ? Souvent surchargés de détails en apparence inutiles, à l’instar de l’écheveau de lignes téléphonique, de poteaux, et de poutrelles que le peintre s’évertue à détailler avec la patience d’un Morandi cernant le contour d’une carafe, les tableaux de Thierry Lefort semblent délivrer une métaphysique de ces objets urbains insignifiants. Les poteaux électriques d’une place de San Francisco prennent même, parfois, l’allure d’un tripalium pour de futures crucifixions…Sans doute, l’absence de personnage contribue-t-elle à donner une consistance plastique insolite à ces rues désertes que l’artiste s’évertue à priver de toute narration.

Chaque tableau de Thierry Lefort devient un fascinant arrêt sur image qui cristallise la beauté intacte d’une leçon de peinture à l’âge du numérique. De fait, les rues, les parkings ou les friches conquièrent leur état d’équilibre, en s’adjoignant un traitement des couleurs et de la lumière tout à fait remarquable. Comme pour certains tableaux de Matisse, dans lesquels les couleurs, les tons et les jeux de lumière harmonisent le désordre des lignes et servent d’uniques repères visuels. 
Ainsi, en peignant une réalité urbaine des plus prosaïques avec la même exigence que Cézanne traitant la Montagne Sainte-Victoire ou Monet ses bassins de Giverny, Thierry Lefort ne livre pas un simple remake de l’impressionnisme à l’âge du troisième millénaire. En multipliant ses dernières séries sur les routes de Californie, il ne fait pas non plus une version picturale de la Street Photography. Et, si son travail reprend bien la fibre figurative chère aux peintres de l’École de la Baie de San Francisco, il n’est en rien un ersatz de l’œuvre de Richard Diebenkorn.

L’un des grands intérêts de cette peinture « inactuelle » est d’offrir une confrontation directe avec le triple régime de l’image photographique, cinématographique et numérique dans ce qu’il a de plus de plus caricaturale : le règne des clichés. En partant peindre les paysages urbains californiens en quête de formes nouvelles, voilà 7 ans, l’artiste ne courait-il pas le risque de s’épuiser au contact de cette terre surchargée de mythologies, qui d’Hollywood aux Ford Mustang ont envahi nos imaginaires ? Pourtant, loin de corrompre son art en cédant aux sirènes d’une peinture illustratrice et aguicheuse, Thierry Lefort a su abstraire de ses toiles de la côte ouest, des compositions qui surprennent par l’équilibre du jeu des couleurs et des formes, des lumières et des ombres, et leur capacité à dresser de véritables « blocs de sensations », selon l’expression du philosophe Gilles Deleuze. En ce sens, comme le rappelle Yoyo Maeght, le peintre applique fidèlement la leçon de Cézanne selon laquelle « peindre d’après nature, ce n’est pas copier servilement, c’est réaliser ses sensations ».

Pour cela, la peinture de Thierry Lefort procède d’un lent travail méthodique, tout autant éloigné du spontanéisme de l’inspiration que de l’immédiateté creuse de la photographie numérique. Tout ce qui compose le tableau, son harmonie et son mystère est le fruit d’une profonde méditation.
Dans un premier temps, l’artiste va puiser son motif dans la rue, en dessinant presque « à l’arrache » des croquis en N& B servant de matrice à sa future toile. Il commence donc par simplifier le réel en le ramenant à une forme d’esquisse, dans laquelle les lignes de force et les ombres prennent déjà toute leur importance. Dans un second temps, il transpose ses croquis à l’échelle de la toile, et donne libre cours à son imagination, en jouant notamment sur les échelles, le cadrage, et le choix des couleurs. Dans ce travail de recomposition du réel, le peintre va également gommer les éléments figuratifs trop identifiables. Le dessin des files de voitures américaines, par exemple, est soigneusement schématisé afin d’empêcher toute reconnaissance qui puisse happer le regard du spectateur. Cet art de l’épure préserve ainsi cette peinture figurative de tout penchant à une imitation scolaire et kitch.

« J’ai fait beaucoup d’arts martiaux. » confie l’artiste. La peinture, les arts martiaux et la méditation sont assez proches de ce point de vue. Ils nous apprennent à avancer en opérant des soustractions – et non pas en accumulant. Il faut se décharger, dépouiller… »

Enfin, si les tableaux de Thierry Lefort apparaissent comme une ode à un ensoleillement de carte postale, ce n’est nullement par goût d’un hédonisme facile, mais pour mieux mettre en valeur la puissance des ombres, dont le peintre a fait son credo. L’artiste parvient même à en faire un motif troublant, à l’instar d’une végétation sauvage emplissant la toile de sa présence tentaculaire. Plus que les ombrages, ce sont les ombres portées qui fascinent le peintre ; celles qui sont produites par des objets, des pilonnes, des arbres…sur un parking ou une route. On comprend pourquoi la Californie avec son alliage unique de soleil et de macadam est un paradis pour ce chasseur d’ombres. L’omniprésence de ces ombres errantes que le peintre rehausse d’un bleu dont il a le secret, participe pleinement de la magie de cette peinture, en permettant au spectateur de mieux rêver les images qu’il découvre. Léonard, lui-même, ne recommandait-il pas à ses élèves de stimuler leur capacité à projeter des formes en regardant « des murs souillés de taches » ?
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