Aki Kuroda par Marquerite Duras - Les Ténèbres de Aki Kuroda

Les Ténèbres de Aki Kuroda par Marguerite Duras, 1980

Il y a quatorze toiles dans l’exposition de Aki Kuroda. En apparence, elles se ressemblent. Cette ressemblance reste extérieure, elle permet seulement le regroupement du travail fait pendant trois années. Les toiles ne se ressemblent pas. Je n’ai pas vu que Aki Kuroda peignait le noir de nuit. J’ai vu qu’il peignait telle ou telle nuit, telle autre et telle autre encore, la nuit générale n’existant pas. Les quatorze toiles sont nommées par Aki Kuroda : Les Ténèbres. Ce pluriel-là, c’est l’exposition. Il exprime le fait de l’exposition.

Aki Kuroda fait d’abord comme s’il peignait. Il peint effectivement. Il recouvre toute la toile de peinture blanche, il la peint dans toute sa surface en blanc. Ensuite il lui faut attendre que la toile sèche. Des jours, peut-être des semaines, je ne sais pas bien. Ensuite Aki Kuroda recommence. Il fait comme s’il peignait. Il peint. Il recouvre la toile blanche de peinture noire. C’est en remontant dans le travail de Aki Kuroda que je vois l’épaisseur de temps qu’il lui faut amasser sur la surface de la toile pour ensuite l’aborder avec ce qui deviendra la défiguration du noir nommé séculairement le tableau. Tout  le monde, il me semble, devrait le voir de même que moi. Donc, de noir, il recouvre le blanc. Là, à ce stade-là, déjà, quant à moi, la peur commence parce que le noir restera pour toujours sur le blanc. Et parce que sur certaines des toiles, surtout les plus récentes, on ne peut plus dire que la surface noire soit seulement recouvrement de la surface blanche.

Autre chose arrive, se voit, oui, déjà, des irrégularités, des mouvements, des accidents à peine visibles qui surviennent, surgissent et ensuite se répètent régulièrement. Vous vous souvenez peut-être, ces empreintes des pieds nus d’un homme de la préhistoire enfouies dans une glaise de trente mille ans d’épaisseur, les pas de quelqu’un qui passait, qui a glissé, qui est tombé, qui s’est relevé et qui ensuite a quitté le chemin de glaise où ses pas s’écrivaient et qui ensuite n’apparaît plus jamais, enfouis dans une glaise de trente mille ans d’épaisseur, les pas de quelqu’un qui passait, qui a glissé, qui est tombé, qui s’est relevé et qui ensuite a quitté le chemin de glaise où ses pas s’écrivaient  et qui ensuite n’apparaît plus jamais.

À la fin les faisceaux des accidents de l’épaisseur noire produisent une direction. La toile prend une direction. Elle la gardera toujours. Cela est admirable. Oui, les frémissements de la main peignante, la main droite ici je crois, produisent comme une direction générale de la toile, un parcours, comme celui, justement, du vent. Ce qui recouvrira la toile à la fin du parcours sera également pris dans ce vent. Depuis le commencement du monde le vent n’est jamais passé pareillement sur le sable ou sur quoi que ce soit d’autre, jamais. Ça n’a jamais été le même vent, le même sable, jamais. Ici, aujourd’hui, ce qui passe devant nous c’est la main de Aki Kuroda, elle est le vent qui arrive sur le noir frais, encore liquide et le plie comme il plierait le sable sous lui ou la surface de la mer…/…

Il y a entre les noirs et la destruction de leur étendue un stade intermédiaire qui porte sur le quadrillage des noirs, leurs partages en fractions équilibrées, en raies de cahier ou en pluies parfaitement perpendiculaires au bas de la toile. Mais je vois là un emportement supplémentaire du stade sacrificiel, encore plus d’incroyance, d’ivresse, encore plus de temps dans l’épaisseur de la toile, encore plus de cérémonial, mais d’aucun culte, d’aucun, cela pour toujours en arriver à cette minute où se jouera la fortune entière de temps et de vie accumulés dans la toile.

De même que Aki Kuroda était patient, de même qu’il était lent, de même il va devenir comme l’éclair, la foudre, à lui-même son propre danger. C’est surtout cela Kuroda, la partie qui se joue là. Aki Kuroda édifie le territoire de son propre massacre avec le même soin que celui de son bonheur. C’est là que nous sommes avec lui. Le silence est ainsi fait par Kuroda sur l’intelligence de la peinture même. Il dit qu’il y a là à comprendre mais sans jamais savoir quoi, qu’il y a là à dire mais sans jamais savoir comment. La tentative que je fais en ce moment, je la vois aussi comme relevant du silence établi par Kuroda.

Kuroda est en avance sur le silence. Il n’éclaire pas ce qui ne peut pas être éclairé, ce qui ne prend pas la lumière, ce qui ne peut pas la retenir, par exemple entre des millions de propositions ; celle de la pensée, celle de la lumière, celle de la peinture.

Les Ténèbres de Aki Kuroda par Marguerite Duras, 1980